Joseph Juilliard
Biographie
Joseph JUILLIARD
(1866-1945)
Lorsqu'il abandonne sa charge d'avoué au Tribunal civil de la Seine, en 1924,pour des raisons de santé, Joseph Juilliard avait déjà beaucoup regardé de peintures. Dès son jeune âge il avait pratiqué le dessin et l'aquarelle. Il avait certainement décidé, à sa retraite, de satisfaire des goûts trop longtemps contenus car, sitôt son étude cédée, il prend assidûment des leçons de dessin puis fréquente différents ateliers, ceux de E. M. Many Benner, d'Edmond Suau place Pigalle depuis janvier 1926 (1), et peut-être aussi d'Ivan Cerf, 60 boulevard de Clichy, selon la légende familiale (2).
Joseph Juilliard semble avoir pratiqué d'abord une peinture assez conventionnelle et timide, sans grand éclat, marquée plutôt par une certaine recherche d'effet poétique vaporeux où dominent les verdures brunâtres ou violacées du bois de Vincennes qui était tout proche de sa résidence d'été de Fontenay-sous-bois. La matière est pauvre et le dessin sans grande vigueur. Sa recherche parait être alors plutôt une recherche d’atmosphère. Seul, parfois, l'usage du couteau empâtant les frondaisons sur les bords d’un lac ou d'un canal laisse transparaître le désir d'une expression plus forte, une certaine fougue encore un peu contrainte. Mais il en est peu d'exemples.
Ces premiers essais s'échelonnent jusqu'en 1933(3). Malgré un net affermissement de sa personnalité perceptible dans la composition et le développement du sens de la couleur, le dessin, s'il se précise, reste encore sans grande force. La touche reste mince et sèche, sans grand élan. Les paysages abordés alors, vues de montagnes savoyardes pour l'essentiel, présentent des chalets rustiques ou des hameaux d'un style passablement conventionnel (4). Quelques esquisses visiblement inachevées où la neige des glaciers s'affirme avec plus de force semblent s'aventurer un peu plus sur le chemin de la couleur que l'artiste devait emprunter un peu plus tard (5). Quelques autres paysages commencent à s'inscrire plus nettement dans cette voie et, bien sûr, les bouquets de fleurs s'y sont rangés tout de suite le plus naturellement (6). En définitive, ce sont les natures-mortes de ces années 1927-1929 qui semblent le mieux maîtrisées, sans doute en raison du temps consacré à leur élaboration, ce que la peinture de paysage pratiquée en plein air ne permettait pas au même degré. Mais ces natures-mortes, souvent d'une belle pâte restent encore de composition très académique. Les tonalités s'y montrent toutefois progressivement plus vives (7). Au contraire, en 1932 encore, les paysages montagneux de Haute-Luce se cantonnent toujours principalement dans un registre de teintes froides vertes, bleues et brunes assez pauvres (8).
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Une véritable libération de la couleur, jointe à un certain envol de la touche, survient d'un coup, aux alentours de 1932-1933. D'abord la touche se libère. On l'aperçoit ouvertement dans deux petites esquisses de paysage de Chatel-Guyon (9). Puis la couleur se met soudain à chanter, l'été 1933, dans l'environnement méridional de Montlouis (10).
Où chercher l'origine de cette brusque mutation ? Peut-être dans la rencontre de l'Atelier de Montmartre(11) et de l'un de ses correcteurs ,le peintre Jean de Botton(12) avec lequel J. Juilliard devait nouer une amitié durable et sans doute féconde (13); sans doute aussi dans la découverte du midi, alors que jusque-là les paysages abordés étaient surtout des vues de montagnes savoyardes, aux tons trop froids dont, par la suite, il se plaindra souvent dans maintes confidences à ses amis (14).
Il y a là ,à l'évidence, une rupture considérable, et du point de vue de la composition et du point de vue de la couleur ,entre les paysages de Haute-Luce de 1932 et tous ceux qui suivirent. En effet, c'est en Cerdagne, à Montlouis, qu'en 1933 Joseph Juilliard découvrit véritablement la lumière et l'intensité de la couleur ! Ces paysages ci, d'un format déjà plus ample, manifestent une étonnante évolution. Les orangés et les roses envahissent le spectacle de la nature (15). La touche reste encore un peu molle mais elle est beaucoup plus large qu'auparavant, plus animée sinon dotée encore d'une force suffisamment concentrée. En tout cas, elle se libère pleinement du caractère par trop appliqué, un peu étriqué, qui avait été souvent le sien jusque-là.
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1934 marque un nouveau pas en avant, ouvre une étape nouvelle qui sera tout de suite celle de la pleine maturité. La consistance encore un peu molle de la touche fait place ici à une véritable maîtrise qui, du coup, va lui faire jouer un rôle croissant dans l'architecture même du tableau (16). L'influence de Cézanne est manifeste (17) dont porte justement témoignage une copie faite à la même époque (18).
À partir de cette époque les architectures seront accentuées, les arêtes rocheuses mieux marquées, les plans mieux affirmés. Surtout les masses d'arbres. le volume de leurs feuillages seront plus fortement soulignés: ainsi mieux découpés par la lumière, ils prendront une densité qui accentuera la force du tableau. Pareillement, le jeu maintenant très visible des touches de pinceau parallèles, souvent très volontairement orientées dans un même sens, confère au paysage un mouvement d'ensemble qui semble bien traduire non plus la simple admiration du motif propre au peintre amateur mais l'enthousiasme et la réflexion constructive de l'artiste authentique. De ce point de vue la grande "Vue du Bargy" m'apparaît comme tout à fait révélatrice et l'une de ses meilleures toiles (19). Il est bien malheureux qu'il n'ait pu revenir suffisamment sur ce motif (qui eût pu être sa "Sainte Victoire") (20) et que les inquiétudes montantes de la guerre, jointes à des problèmes de santé, ne lui aient plus laissé que quatre ans pour accéder à la plénitude de son talent.
Durant ces quatre années-là, cruciales, (paysages de Mont-Saxonnex en 1934, de Montmin et de Rennes les Bains en 1935, de Murols en 1936, de Thollon en 1937) on assiste à la conquête, aussi manifeste dans les toiles achevées que dans celles laissées à l'état d'esquisses, d'une maîtrise évidente qui permet à l'artiste de libérer toujours plus amplement le lyrisme qui l'habite en profondeur. Plus exactement on décèle assez vite dans toutes ces toiles un mélange dynamique et parfois conflictuel d'admiration tout à fait réaliste de la nature et de désir de l'idéaliser, de la débarrasser de ses éléments les plus banals, que son vieux fond, peut-être paysan (21) d'attachement à la vérité des choses menaçait parfois d'étouffer par les scrupules d'un réalisme trop étroit. La transposition lyrique du réel, sa sublimation dans le respect de sa vérité, loin des artifices excessifs de toute école, ont toujours été pour lui le grand problème (22) ! On peut noter les traces de ce conflit entre réalisme et idéalisation dans deux tableaux de Murols dans lesquels tantôt l'importance excessive d'un tournant de route au premier plan, tantôt le modernisme batard d'un hôtel 1900, introduisent un élément de prosaïsme regrettable qui compromet un peu la poésie du paysage environnant (23). Certaines natures-mortes de la même époque où un peu antérieures souffrent du même défaut : un trop grand souci d'exactitude accordé à une tasse ou à un pichet quelconque altère quelque peu le charme du bouquet qui les accompagne (24) ! Il n'empêche, malgré ces hésitations, ces doutes, ces incertitudes, les couleurs chantent à l'envi, les rouges et les verts sombres, les bleus des ciels et des ombres et les orangés, les violets et les verts tendres, dans le droit fil d'une palette "fauve" devenue maintenant évidente, mais sans jamais que l'harmonie soit ni rompue ni forcée ( à l'exception peut- être d'une seule et très curieuse " Vue sur le lac", de Thollon, qui parait d'une audace un peu brutale ! (25) On sent dans toutes ces toiles une évidente joie de vivre, un chant d'allégresse, un amour profondément "humaniste " de la nature, c'est à dire dont le lyrisme reste toujours soumis au contrôle de la raison. La sensualité assez vaguement et superficiellement panthéiste qui anime de manière un peu trop simpliste tant de peintres de second rang et qui se manifeste le plus souvent, à travers le coup de pinceau "artiste", par une sorte de vitalité un peu molle voire relâchée, - cette sensualité mal contrôlée, un peu lâchée, de la touche qui affecte, par exemple, certaines toiles de son contemporain Camoin - cette sensualité par ailleurs si nécessaire à l'élan initial du peintre, est toujours, chez J. Juilliard, solidement tenue en bride , ce qui peut rendre sa vision parfois un peu sèche mais, le plus souvent, lui assure une tenue, une solidité qui peut aller jusqu'à une réelle grandeur. Ainsi le culte de la couleur ne dissout jamais l'importance de la forme ; c'est ici que le souci "réaliste" de l'artiste qui lui est à la fois si cher et si incommode se manifeste le plus nettement en maintenant toujours cette forme dans le cadre de la vision commune. C'est sans doute ce classicisme un peu traditionnel de sa vision joint à une certaine retenue encore dans l'exaltation de la couleur qui confère à certains paysages de Mont-Saxonnex leur belle autorité. Puis, avec les toiles de Murols, en 1936 durant un mois d'août de beau temps constant, d'enchantement total semble-t-il, ce fut la fête de la couleur (26) ! Et celle-ci devait durer !
Curieusement, cet éclaircissement de la palette, cette joie de la couleur, se manifestent plus spécifiquement, dès avant 1936, dans quelques natures-mortes qui doivent dater de 1935 ou du début 1936 (bouquets de fleurs et objets divers) et qu'en raison de l'amincissement de la pâte, de la légèreté de la touche et de l'éclat coloré, on aurait pu croire postérieures. L'influence de J. de Botton est ici certaine (26 bis).
En 1937-1938, nouvelle étape, due peut-être en partie à certaine influence de Matisse que J. Juilliard dût apprendre à mieux connaître par l'intermédiaire du peintre Jean Puy (27) - la copie de "L'atelier au paravent" semble en être un indice (28). En effet Jean Puy qui était un ami de longue date de Matisse devait devenir, avec son ami Camoin, au moins en 1938, correcteur à l'Académie Montmartre que J. Juilliard fréquentait avec assiduité depuis 1933 ou 1934 (29). Une vive amitié s'établit presque aussitôt entre le nouveau maître et son disciple très attentif. Il dût résulter de cette fréquentation soutenue maintes discussions sur la peinture de l'époque (30), sur l'évolution du "fauvisme", sur le lyrisme de la couleur et le rôle de la forme ; très certainement aussi sur l'orientation de Matisse vers un style de plus en plus décoratif et stylisé, à l'inverse précisément de l'option de Jean Puy et de Camoin qui restent davantage fidèles à la perception commune, à une figuration plus immédiatement réaliste, et qui mettent même alors une légère sourdine à leurs emportements de jeunesse. Joseph Juilliard retrouvait là le problème de l'idéalisation de la nature sans perdre pour autant ce contact avec la vision commune qui ne cessait de l'obséder (31). Ou bien encore, l'influence combinée de Jean de Botton, correcteur antérieur à l'Académie Montmartre, que J. Juilliard appréciait beaucoup (32) et d'André Lhote, dont il connaissait aussi bien l'œuvre légèrement cubiste que les ouvrages théoriques (33), joua- t-elle son rôle dans un sens assez voisin de celle de Matisse d'épuration de la sensation initiale et de stylisation formelle de la ligne comme de la couleur. Toujours est-il que dans certains de ses paysages de Thollon, pas toujours parfaitement datés de 1937-1938, et dans certaines nature-mortes sans doute de la même époque, un "nu" également, J. Juilliard manifeste une tendance progressive à un certain formalisme, à une certaine stylisation simplificatrice, procédant maintenant par "à plats" sans épaisseur, nettement découpés, diminuant du même coup l'importance auparavant si sensible de la touche sensuelle, adoptant ainsi une vision à la fois plus synthétique et plus purement décorative, pour ne pas dire légèrement éthérée ! (34). Une nouvelle aventure se profilait (35)… On la pressent également dans deux petites toiles d'Entrechaux (Vaucluse) de l'été 1938 (36).
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Mais l'âge était là. Le peintre a 72 ans. Et dès l'automne la guerre menace. En 1939, J. Juilliard qui aura toujours été de santé fragile et que l’anxiété ronge, ne fit que quelques toiles : en particulier deux petits tableaux de format semblable des environs de La Louvesc en juillet (37).
Néanmoins il avait eu la grande joie de voir une de ses toiles exposées au Salon des Artistes français (auquel il participait depuis au moins 1928) un "Nu au canapé rouge", remarquée par le critique d'art Raymond Escholier (38). Celui-ci lui consacre des lignes particulièrement élogieuses dans le "Journal" du 4 mars 1939 et en recommanda l'achat à la ville de Paris (39). Ce qui eût lieu et lui attira les compliments de ses amis peintres Jean de Botton et Jean Puy ainsi que de ses camarades de l'Académie Montmartre (40). Voici le texte de R. Escholier : "On doit sans doute à un débutant, Joseph Juilliard, le plus beau nu de ce salon. Pour la finesse du ton, l'harmonie des accords de rouge, de cinabre et de rose éteint, son "Canapé rouge" (galerie) où repose nous tournant le dos une belle endormie, est à mettre en regard des œuvres de Brianchon et de Legueult. Il y a là "quelqu'un". Quel brevet de jeunesse, ce "débutant" !
Vinrent la guerre et les épreuves de ces tristes années. Réfugié d'abord, pendant la drôle de guerre, à Tessé la Madeleine, avec sa femme, sa belle-fille et les deux petits garçons de celle-ci, ses deux fils étant au front, l'anxiété l'emporte sur l'envie de peindre. J. Juilliard essaie de retrouver la piste de J.de Botton alors mobilisé, écrit à J. Puy qui échange avec lui encouragements, conseils artistiques et jugements critiques sur son ami Matisse (41). En février 1940 il revient à Paris régler quelques affaires et récupérer du matériel de peinture à l'atelier Montmartre déserté. Un ami l'incite à reprendre le travail à l'atelier Frochot qui vient d'ouvrir (42). Mais J. Juilliard (qui profite néanmoins de son court séjour à Paris pour aller admirer deux toiles de son ami J. Puy au Salon des Indépendants), soucieux avant tout de sa famille dont il est alors le principal soutien ne pouvait évidemment pas reprendre un travail d'atelier et regagna rapidement Tessé la Madeleine avec toutefois une caisse de toiles vierges et de couleurs. Il y peignit alors quelques paysages de fin d'hiver et de premier printemps beaucoup plus assourdies qu'auparavant, effets de sa démoralisation ou de sa déception face à une nature encore trop peu éveillée (43).
Puis ce furent la débâcle et l'exode vers le sud. Il se fixa avec sa famille à Vitrac, petit village situé sur la Dordogne non loin de la résidence d'été de cousins de sa femme. Il y peindra encore quelques toiles qui renoueront avec la couleur (le pont de Vitrac, une entrée de ferme, quelques paysages) qui furent donnés, après sa mort à différentes personnes du voisinage en témoignage de reconnaissance pour leur aide durant cette difficile période et dont la localisation est désormais inconnue (44). Faute de matériel ou de commodité, J. Juilliard a produit encore une vingtaine de gouaches ou d'aquarelles (paysages environnants, jouets d'enfant, intérieurs) à nouveau très vivement colorés qui semblent avoir été égarés par la suite. En 1942, victime d'une légère attaque cérébrale qui paralyse partiellement sa main droite, il cesse de peindre et s'éteint le 12 mai 1945.
L'auteur de ces lignes, l'aîné de ces petits fils, âgé de 7 ans en 1941, se souvient très bien l'avoir vu peindre sur le motif à Vitrac, en plein champ, assis sur un tabouret pliant devant son chevalet portatif, la colline de Domme, de l'autre côté de la Dordogne, sur la trame d'un dessin tracé sur la toile à l'ocre rouge. Il avait eu le réconfort de rencontrer non loin de Vitrac le peintre Lucien de Malleville avec lequel, en ce temps de pénurie, il put échanger des couleurs et des fournitures nécessaires à leur travail. Après son décès, ma grand-mère fit parvenir à J. Puy tout le matériel de peinture qui lui restait. Jean Puy l'en remercia par l'envoi d'un de ses récents tableaux, des "tulipes" au format allongé (45) et de la monographie que Paul Gay venait de lui consacrer aux éditions Braun, chaleureusement dédicacée (46).
NOTES
(1) En témoignent une pochade sur bois : rochers au bord de la mer, de Edm. Suau dédicacée" à madame Juilliard, respectueux hommage" et diverses mentions de frais de leçons d'atelier figurant sur des carnets de comptes des années 1926 à 1929. Edm. Suau transmet à J. Juilliard la réponse datée du 19 avril 1926 d'un de ses confrères à une demande qu'il avait dû lui faire en vue de permettre à son élève de rencontrer des peintres paysagistes proches de sa résidence secondaire de Fontenay-sous-Bois.
(2) De ce peintre il semble avoir détenu une " vue de Sisteron" donnée ensuite à son fils Jacques Juilliard, mon père.
(3) Cette année-là, il peint à Montlouis (P.O.) des paysages très colorés. Mais dès 1927, il avait été admis à différents salons parisiens. Sa participation au Salon des Artistes français est certaine pour les années 1928 à 1939 (cf. les catalogues de ces années). Elle est notée dans son agenda 1936 (hélas ! seul retrouvé) à la date du 25 janvier, pour le Salon des Indépendants ("dépôt Indépendants" avec "vernissage des Indépendants" le 7 février, et "Indépendants, déplacement de mon tableau" le 12 février, puis " retrait des Indépendants" le 9 mars). Mais il a payé sa cotisation aux Indépendants de 1931 à1934 et la paiera en janvier 1939 (d'après ses carnets de comptes). En 1936 il a participé également au Salon d'Automne ("dépôt au Salon d'Automne" le12 septembre, "vernissage Salon d'Automne" le 9 octobre). Il a participé aussi au Salon du Palais de Justice en 1928 (carnet de comptes : 3 mai 1928).
(4) fig. 5, 6, 7, 13, 15.
(5) fig. 23, 24, 25.
(6) fig. 10, 11.
(7) fig. 17, 18, 19.
(8) fig. 33, 34, 35, 36.
(9) fig.29,30 datées de 1931, visiblement inachevées, donc antérieures, à moins d'erreur, aux toiles de Haute- Luce souvent moins enlevées de 1932.
(10) fig.44-52.
(11) On trouvera en Annexe quelques détails sur cette Académie située 104 bd de Clichy ainsi que des extraits de la correspondance échangée entre J. Juilliard et certains de ses condisciples qui révèlent l'heureuse atmosphère de travail et d'amitié qui y régnait. Jean de Botton puis Jean Puy et son ami Charles Camoin y exercèrent la fonction de correcteur en 1938-1939.
(12) Jean de Botton (1898-1978). Peintre de nationalité française, né à Salonique. Nommé peintre officiel du couronnement du roi Georges VI d'Angleterre, il fit surtout carrière dans ce pays, puis aux États-Unis. Entre les années 1936 et 1939, peut- être dès avant, il enseigne à l'Académie Montmartre tenue par mademoiselle Franquelin. (cf. Frank Elgar, Jean de Botton, ed. Georges Fall.)
(13)
(14)
(15) Il semble même que l'artiste ait déployé sous certains de ses paysages une sous- couche orange.
(16) Paysages de Mont-Saxonnex, fig.60-65.
(17) fig.56,57,60,72.
(18) fig.54. Cf. Sa fréquentation assidue des ouvrages de G. Rivière (ed. Flory, 1933) et de R. Huyghe (éd. Plon, 1936) sur ce peintre, souvent annotés dans les marges
(19) fig.62
(20) Il en subsiste juste une seconde version plus petite, fig.63.
(21) De mauvaises langues diraient " bourgeois" !
(22) Dans sa correspondance ultérieure avec le peintre J. Puy on perçoit très bien ce conflit entre les pesanteurs de l'observation réaliste de départ et l'aspiration à une vision épurée, porteuse de valeurs générales d'harmonie et d'universalité. Cette quête d'une stylisation émancipatrice des petitesses de l'anecdote et du simple pittoresque s'exprime très visiblement à travers ses plaintes répétées touchant son "manque d'imagination".
(23) fig.81,119.
(24) fig.161,164; non datées, ces toiles peuvent remonter aux années 1931-1933.
(25) fig.128.
(26) Une quinzaine de toiles. Ce petit village d'Auvergne, non loin du lac Chambon, oû s'était constituée sous l'égide de son curé, l'abbé Boudal, une petite école de peintres lui avait sans doute été recommandé par le peintre Victor Charreton, ancien avoué comme lui, qui vivait dans cette région et avec lequel il était en relation (de quelle sorte, depuis quand ?). Son agenda de 1936 (seul retrouvé) porte à la date du 24 mars "tel Charreton admis Salon" et déjà le 12 du même mois "2 h 1/2 Charreton". Voir : N. Chabrol, L'école de Murol, 2001). L'auteur de ces lignes a eu le grand plaisir de voir acceptées par le musée de l'École de Murol sis dans ce village 15 toiles de cet ensemble. L'une d'entre elles a figuré à l'exposition de l'été 2015 consacrée aux "Points de vue sur un lac" et est reproduite dans le catalogue p.42, fig. 85.
(26 bis) La découverte récente d'une étiquette d'exposition datée 1936 apposée sur un de ces tableaux, des "tulipes" (fig.165 bis), corrige l'erreur que l'auteur de ces lignes avait d'abord faite en attribuant ce type de natures-mortes aux années 1937-1938. Certaines sont donc de 1936 ou déjà de 1935 (exposées en1936). Elles sont d'ailleurs assez différentes de natures-mortes immédiatement antérieures qui doivent dater des années 1933-1934 et qui sont caractérisées par une pâte plus épaisse et des couleurs moins vives (fig. 163, 164) et une certaine influence cézanienne (fig. 162) A l'inverse les fig.167 et 168 paraissent plus récentes en raison du traitement plus enlevé de certains motifs décoratifs secondaires (tissus, nappes ou papier peint mural). Et c'est encore plus net (1938 ?) pour la fig. 169 qui présente une parenté évidente de stylisation formelle avec le nu (fig.173). Toutes ces dernières natures-mortes, depuis 1935, sont assez proches, surtout dans le traitement des fleurs, de tableaux de J. de Botton peints entre 1934 et 1940 et encore ultérieurement !
(27) Jean Puy (1876-1960), peintre de l'école "Fauves". J. Juilliard l'avait rencontré dès 1936 : visites réciproques à Paris, 22 rue Chauchat, chez J. Juilliard le 7 octobre 1936 puis le 3 novembre chez J. Puy. Il avait dans sa bibliothèque la petite monographie rédigée par M. Puy, son frère, et publiée par les éd. de la N.R.F dans la collection "Peintres français nouveaux" numéro 4,en 1920.
(28) fig. 97. J. Juilliard avait dans sa bibliothèque l'ouvrage de R. Escholier consacré à Matisse (éd. Flory, 1937).
(29) depuis 1934 très certainement, date de la première lettre que lui adresse J.de Botton avec une allusion à l'Académie Montmartre.
(30) Un témoignage de cette émulation artistique nous est fourni par un exemplaire dûment annoté par J. Juilliard du catalogue de l'exposition "Les maîtres de l'art indépendant 1895-1937" de 1937 au Petit-Palais, à Paris. J. Juilliard y a marqué d'une croix les toiles qu'il a particulièrement appréciées : 6 de Modigliani, 5 de Bonnard, 4 d'O. Friesz et de Matisse,3 de Marquet et de Vuillard, 1 de Derain, La Fresnaye, Loutreuil, Marval, Puy et Rouault. Curieusement aucune notation favorable pour Camoin et Manguin dont certains tableaux pourraient paraître assez proches des siens. Non plus pour A. Lhote qui l'avait déjà certainement intéressé et dont l'influence, légère, sera peut-être perceptible par la suite.
(31) La note suivante griffonnée à la va vite sur la dernière page de son agenda 1936, particulièrement émouvante, en fait foi : "Je vois un paysage. En lui-même tel qu'il est, il me laisse froid mais, à l'aide de quelques-uns des éléments qui le composent, je me crée un paysage idéal, de fraîcheur, de recueillement ou de drame qui est mi-esprit, mi-réalité. C'est ce paysage que je vais faire !
(32) Il lui achètera une "vue de Venise " le 27 janvier 1938.
(33) Il avait déjà suivi une conférence d'A. Lhote le 14 décembre 1936 et avait son traité de peinture dans sa bibliothèque.
(34) Paysages de Thollon, fig 129, 133. Natures-mortes, fig.166, 167, 168, 169. Nu, fig.173.
(35) L'esquisse d'un panier de fruits dont la mise en page semble évoquer Bonnard (fig.170), mais dont le traitement aurait été certainement moins "tachiste" en est peut-être un indice. Davantage encore, et dans une autre direction. Un "nu" très stylisé (fig.173), quelques natures-mortes et même auparavant quelques paysages de Thollon, on décèle l'influence d'un cubisme très atténué, issu peut-être d'A. Lhote et de J. de Botton (fig.129 à 132).
(36) fig. 138, 139.
(37) fig. 140, 141 ainsi qu'une "vue" inachevée prise de son hôtel (fig.142).
(38) fig.177
(39) Société des Artistes Francais, le Salon 1939, numéro 1577 du catalogue. Les "nus" de J. Juilliard, peu nombreux, sont essentiellement des études d'atelier qui semblent souvent inachevées. Quelques exceptions: le" nu au canapé rouge" remarqué par R. Escholier, un "nu allongé sur le dos" (fig. 171) assez réaliste, probablement des années 1933-1935 (à raison de l'épaisseur de la pâte et de la proximité de style d'une nature-morte sans doute de ces mêmes années qui se trouvait également dans l 'appartement de mes parents (fig.165), enfin un petit "nu" beaucoup plus stylisé allongé apparemment sur le sol au milieu d'un décor d'étoffes variées (fig.173) sans doute de1938 ou 1939,car proche stylistiquement d'une "Figure" exposée au Salon de 1939 (fig.176).
(40) voir, en Annexe 1: l'Académie Montmartre, les lettres de J. de Botton (mars 1939), de mademoiselle Franquelin du 3 décembre 1939, de madame Le Tellier du 30 novembre 1939 et de Jean Puy du 1 février 1940.
(41) Voir Annexe II: correspondance J. Juilliard - J. Puy.
(42) Voir Annexe I.
(43) Fig.143 à 153. Une semblable déception figurait déjà dans une lettre de La Louvesc, l'année précédente, adressée à une de ses amies de l'Académie.
(44) J. Juilliard semble n'avoir signé que les toiles qu'il donnait aux membres de sa famille ou à de proches amis en plus de celles qu'il a exposées aux divers salons auxquels il a participé. En dehors de celui qu'acheta la Ville de Paris, il semble n'avoir vendu qu'un seul tableau, à un anglais selon la légende familiale, pour lequel il acheta un cadre de format 30 le 13 mars 1936. Ce format semblerait plutôt concerner une nature-morte qu'un paysage ? Ce tableau, exposé sans doute au Salon des Artistes Francais de 1936 lui fut acheté en 1937 (mention du carnet de comptes au 13 mars 1936).
(45) Ce tableau est répertorié avec photographie en noir et blanc dans le Catalogue général de l'œuvre de Jean Puy, tome II, éd. Les amis de J. Puy, Roanne,2000, à l'année 1941, p.308 sous le numéro d'ordre 40234. Il est intitulé "Tulipes sans vase".
(46) et non Franklin comme il est transcrit dans " Jean Puy, Roanne,2000, tome I, p.109.
(47) Cf. l'article " Fête chez les Barbares" dans le journal Candide du 23 novembre 1933 ( Annexe III).
(48) Cf. Jean Puy, éd.cit., tome I, p. 108.
(49) Cf. S. Gainsbourg, Voyage de première, entretiens avec Franck Maubert, La Table Ronde.
(50) Signature d'une lettre collective adressée à J. Juilliard à l'initiative de J, de Botton par un groupe de ses condisciples en excursion picturale à Saulx les Chartreux , le 25 juillet 1937.
(51) Fig. X.
Annexe I.
L'Académie Montmartre
L'Académie Montmartre que Joseph Juilliard fréquenta avec assiduité et bonheur de 1934 à 1939 était située 104 boulevard de Clichy à Paris et semble avoir été dirigée par mademoiselle Franquelin (46). Le peintre Jean de Botton y corrigeait les travaux des participants depuis au moins 1934 - il cessera en 1937 en raison de sa nomination comme peintre officiel du couronnement du nouveau roi d'Angleterre Georges VI - et J. Juilliard, bien que nettement plus âgé, lia avec lui une amitié chaleureuse dont témoignent aussi bien les fragments de lettre qui vont suivre que de nombreuses mentions de rendez-vous, de visites d'expositions communes, de dîners chez l'un ou chez l'autre dont malheureusement n'ont subsisté que celles portées sur son agenda de 1936 ,seul retrouvé.
L'Académie organisait, semble-t-il, aux beaux jours du printemps et du début de l'été, des sorties de peinture en plein air (en 1935,1936 et 1937 à Saulx les Chartreux ainsi qu'un bal de fin d'année(47).
En 1938-1939,deux années durant, Jean Puy devint correcteur à l'Académie avec son ami Charles Camoin. En 1940, Jean Puy recommande à son cousin mademoiselle Franquelin, réfugiée alors à Toulon : " cette aimable et sympathique jeune femme......directrice de l'Académie de Montmartre où j'allais parfois faire des études. Un jour elle vint me proposer de corriger à cette Académie, ce qui était beaucoup d'honneur ; du moins je l'ai senti comme cela. Et nous avons corrigé, Camoin et moi, pendant près de deux ans pour l'honneur car l'Académie était loin de couvrir ses frais, mais dans une atmosphère de sympathie et de cordialité qui était bien appréciable. Nous venions, nous aussi, pour travailler là et ce n'était peut-être pas une trouvaille au point de vue de la majesté du professeur et de sa supériorité en art que le voir travailler et barboter à côté de ses élèves. Cependant cela aurait peut-être donné des résultats à la longue au point de vue d'une sainte doctrine antipicassiste, partiellement matissiste, anticubiste.... (48)
Serge Gainsbourg évoque son passage à cette Académie à l'épique de J. Puy et de Camoin (49) et peut-être le sculpteur César la fréquenta-t-il aussi (50).
Après J. Puy et son ami Camoin, Francois Fosca, peintre lui-même à ses débuts, puis critique d'art, assura un moment la fonction de correcteur. Parmi les membres de cette Académie (dont on a conservé une photographie) Joseph Juilliard était particulièrement lié avec madame Le Tellier, mademoiselle Froumette Suad Davaz, fille de l'ambassadeur de Turquie en France, monsieur Auffray, monsieur Benner, madame Doré, madame Schlechting, monsieur Henri Therme. Parmi les signataires de l'amicale lettre collective mentionnée plus haut on déchiffre les noms suivants: S.Le Brun, L.Majorelle, S.Maubert, Tonnay (?). Enfin, notons qu'au Salon des artistes français de 1939 exposaient à ses côtés Georges Arnal, autre condisciple (numéros 58 et 59 du catalogue) et Maurice Gayral (numéro 1262 et 1263) qui a laissé de lui une toile qu'il lui a offerte le représentant au travail devant le modèle vivant, sans doute pour l'avoir très amicalement côtoyé dans cette même Académie (51)
L'Académie ferma ses portes en 1939 au moment de la déclaration de guerre.
ANNEXE II. Correspondances
JEAN de BOTTON - JOSEPH JUILLIARD
De J. de Botton. (Menton, sans doute septembre 1934)
Cher monsieur
Le souvenir que j'ai et les échos que je reçois de vous me sont toujours chers comme ceux reçus de qui partage nos manies joyeuses ou déçues.
L'on est si souvent entouré d'êtres qui n'ont qu'une profession subie ou d'emprunt que doux est le contact des peintres ,dernier refuge de l'utopie, qui composent une famille toujours heureuse de se lire et de se retrouver.
Me doute de quel travail vous avez alimenté vos vacances et forcé les progrès.
Je crains seulement que notre cher petit monde de Montmartre, où vous apportez sans cesse une présence si bienfaisante, ayant perdu l'animateur, ait attiédi sa foi, et le soupçonne un peu de glisser dans les lignes qu'il vous destine, l'espoir en votre indulgence pour la rentrée ! L'impatience de se réformer qu'il nous manifeste est néanmoins bon signe de fidélité à notre chère peinture.
Ici où là vie est facile et le "paysage" si peu, j'ai coupé tous les ponts derrière moi et veux ignorer un hiver qui, socialement, s'annonce à la fois maussade et tourmenté.
La côte, autrefois d'azur, semble chanter un chant du cygne. Les villes et hôtels sont vides et les êtres que les soucis n'abandonnent pas prennent des bains sans joie.
Heureusement que rien au monde ne nous empêchera de goûter le charme d'un petit olivier insouciant devant un cabanon rose et de ne voir la vie qu'en garance ou céruleum.
Avec mes hommages à madame Juilliard, tout sympathiquement vôtre.
Menton. 1934 Jean de Botton
(Cette formule de politesse toute simple semble démontrer une familiarité déjà bien établie. Sur le fond, cette lettre semble indiquer un départ momentané de J.de Botton de l'Académie.)
De J.de Botton
de Cap Martin. Août 1935
Cher monsieur
Je veux vous espérer passant des vacances heureuses, en tant qu'homme et que peintre.
Pour autant qu'un peintre conserve des besoins d'homme ! Aussi je vous souhaite surtout beaucoup de "motifs" pittoresques, peu de montagnes de ciels bleus ou u d'étendues trop vertes.
Faut-il ajouter aussi une cuisinière bienfaisante. Ici dans un cap de fleurs fiché. Sur la mer comme la fin d'un Monde (sic) parfumé, sans montre et sans calendrier, sous un grand parasol jaune, je fais au Travail une immense infidélité conjugale.
Il me faudra quitter ces lieux par trop luxueusement épicuriens pour une petite bourgade italienne plus modeste et plus picturale.
Avec mes hommages, je vous prie pour madame Juilliard, je vous souhaite, cher monsieur, une bonne continuation du travail de vacances que, je suis persuadé, vous avez depuis longtemps laborieusement commencées.
J.de Botton
Songez-vous à une toile très libre pour "l'Automne" ? (Le Salon d'automne). 1935
De J. de Botton. Londres, sept. 1936
Cher monsieur,
Je sais que vous ne m'en avez pas voulu du retard que j'ai mis à vous donner signe de vie, à répondre à votre si charmante lettre de Murol, qui pourtant à été un écho de France que j'ai tant goûté.
Mais j'ai trouvé ici, dès mon arrivée, une obligation d'activité qui transforme mes vacances en une période, pour intéressante qu'elle soit, bien plus harassante que l'existence coutumière. Mon aspiration à une paix absolue ne se trouvera pas ici comblée, non plus que celle d'éviter des rapports nouveaux autres que ceux strictement professionnels ou d’affection et d'amitié.
Mais j'écoute vos conseils et j'obtempère !
N'ai pas néanmoins coupé tous les ponts derrière moi et il n'est guère de moments où je ne pense au si affectueux attachement que vous avez tenu à me prouver dans les évènements antipathiques que j'ai traversés les mois passés. Vous les avez transformés en manifestation collective dont le souvenir est de ceux qui réconfortent de bien des choses et les met sur leur vrai plan.
Je voudrai savoir vous dire combien profondément vous m'avez touché. (Il s'agit sans doute de critiques ou d'attaques dont J. de Botton a pu être l'objet, pour quelles raisons ? peut-être ses nouvelles activités en direction de l'Angleterre qui l'auraient amené à délaisser par trop l'Académie..... . J. Juilliard a sans doute alors suscité une petite manifestation de soutien en faveur de son ami car on trouve à la date du 9juillet 1936 de son agenda la mention suivante " soir, 9 h, atelier signature déclar. de Botton ".)
Je suis si heureux que Murol, dont vous appréhendiez le choix, ait fait de vos vacances une existence agréable et picturalement appréciée. (C'est là sans doute la preuve que J. Juilliard ne s'est rendu à Murol que sur des conseils insistants, sans doute ceux de Victor Charreton)
J'en avais en effet gardé bon souvenir et le lac Chambon sur lequel j'ai patiné absolument seul un hiver de cafard est devenu à ce que je vois un vivant réceptacle à naïades qui ont dû charmer des après-midi bien remplies....
(le reste de la lettre est consacré aux activités londoniennes de J.de Botton et à la description de l'Angleterre: immense usine)
Heureux de m'être comme un peu confié, cher monsieur et ami , ne me concevez pas autrement que très près de votre estime.
J. de Botton
De J.de Botton. Londres, juillet 1937
Cher monsieur Juilliard
Après les devoirs, le plaisir et je veux me donner aujourd'hui celui de converser avec vous.
Peut-être êtes-vous à Vichy où ,j'espère vous ne prenez pas trop à la lettre les servitudes, bien souvent par trop fatigantes, de la cure.
Je vous vois plutôt vous reposant dans un coin de Cusset ou heureux en face du "motif" au bord de l'Allier au courant mélancolique.
Ou peut-être de retour à l'Académie pensant à mon ingratitude qui abandonne mes amis pour de problématiques succès.
Mon Dieu, je vous assure que cela est sans plaisir car l'existence n'a pas cessé d'être ici, pour moi, d'un réel ennui en dépit du brillant de son apparence ....
(La suite est consacrée à son ennui à Londres où il a été nommé peintre officiel du couronnement du roi Georges VI.)
Près de vous et à vous mon souvenir fidèle
J. de Botton
Lettre collective de membres de l'Académie Montmartre en séance de peinture en plein-air à Saulx les Chartreux (1937)
A monsieur Juilliard
De nous tous à celui qui sait si bien nous manquer.
Saulx les Chartreux, 25 juillet 1937
Jean de Botton (suivent 16 signatures environ dont celles de H. Therme, César, J. Le Brun, J. Maubert)
Cher monsieur Juilliard, Mr de Botton, pour la première fois depuis son retour parmi nous, vous a dit mieux que nous combien nous vous regrettons. Acceptez que j'ajoute mes respectueuses amitiés. G. Franquelin
De J de Botton, Londres, juin 1938
Cher monsieur
Le dévouement et la gentillesse de mademoiselle Franquelin font que nous ne lui en voulons pas de vous importuner jusqu'en votre cure avec des tracasseries auxquelles vous voulez bien prendre part. Heureux encore que cela ne se produise qu'en fin de votre séjour, dont, j'espère, vous avez tiré l'habituel bienfait.
Je sais que vous n'avez pas pu peindre. Les paysages ne s'y prêtant guère, et cela ne serait que demi mal si les habituelles montagnes qui seront aussi les horizons de vos grandes vacances n'apportaient leur enthousiasme pictural restreint !
Je souhaite que vous preniez goût à une combinaison heureuse sur nature de nature-morte et de paysage et qu'ainsi votre mois d'août ne soit l'habituelle déception à peindre.
Mademoiselle Franquelin possède la documentation relative à l'Académie et je vous remercie d'avance, et m'en excuse, des démarches que cet imbroglio des loyers pendants vous amèneront à faire par si affectueuse complaisance.
J'ai retrouvé ici la maussade atmosphère de Londres à laquelle je m'habitue difficilement....
Je projette de faire un saut à Paris et retrouver l'oasis heureuse de la sympathique atmosphère de l'Académie qui me donnerait le plaisir de vous revoir et encore vous remercier.
J. de Botton
De J. de Botton. (reçue le 11 octobre 1938)
Cher monsieur
C'est à Paris que j'ai avant-hier trouvé vos lettres, car j'ai beaucoup erré pour en fin de compte échouer au 147ème d'Artillerie.
............... .......
Je voudrais savoir vous dire combien j'ai été peiné de votre accident qui vous a privé des séances de paysage que vous aimez tant. Là aussi il faut s'estimer heureux que le pire ne vous soit pas arrivé ! Et suis heureux de vous savoir rétabli et attendant chez votre belle-fille le retour de votre fils qui a déjà dû être démobilisé maintenant.
(suite sur les menaces de guerre)
Il ne faut pas être trop exigeant et demander et la civilisation et la paix ! qui sembleraient de prime abord compatibles! Il est vrai qu'il nous reste le dernier refuge de l'utopie, notre chère peinture.
Notre déjeuner d'ouverture a aujourd'hui été très gai et votre absence, soulignée plusieurs fois, m'a prouvé combien vous leur manquez.
Je me souhaite que vous reveniez vite, car d'abord je ne compte pas rester longtemps à Paris et ensuite j'ai de la joie de peindre pour deux et veux dissiper la mélancolie qui est certainement restée en vous, après vos vacances deux fois ratées, par l'entorse et les minorités ! (L'affaire des Sudètes).
Autour de vous mon souvenir le meilleur, je vous prie. Je me réjouis de vous dire à bientôt. Jean de Botton
De J.de Botton. Megève, Janvier 1938
(sur ses désillusions du milieu anglais)
Je frémis à l'idée d'être amené à m'installer dans ce brouillard fait d'argent ,de conventions et d'art inférieur.
Je sais ,cher monsieur, que vous me parlerez des exigences de la carrière, de l'adaptation des forts, de cette chance unique et enviée qui s'est posée sur moi, de l'enfantillage qu' il y aurait à s'y soustraire , et vous auriez raison, je le sais.
Je sais aussi que je vais y retourner retrouver ma cage dorée comme un larbin de grande maison!
Je suis confus de cette lettre par trop personnelle. Mais cela a été comme un besoin....
J'aurais dû commencer par ce qui m'a fait vous écrire : l'an nouveau.
Des vœux de bonne santé et de bonne peinture.
Des vœux aussi très égoïstes de pouvoir bientôt revenir vous chercher le samedi matin dans notre bon vieux Montmartre.
De J.de Botton. Londres, mai 1939
Cher monsieur et ami
Ne sais ce pourquoi je dois davantage vous remercier, l'affectueux contenu, la bonne nouvelle de votre dernière lettre, ou de ne m'en avoir voulu d'avoir laissé la précédente sans réponse.
J'ai honte de n'avoir surmonté ce monstrueux courrier que Londres m'inflige journellement.
Vous m'en punissez d'une bien agréable manière. Quel succès ! Cette page du Journal, cette critique impartiale d'un esprit averti. Vous vous doutez de ma joie double, celle de l'ami et celle du sourcier qui l'a prévu.
Si la couleur dont je ne puis percevoir la subtilité atteint la rareté du délicat groupe invoqué, la composition est d'une autorité qu'aucun de vos supposés inspirateurs (Brianchon et Legueult, cités par R. Escholier) n'a jamais réalisée. Et j'ai toujours été réticent à la vanité des réussites fragmentaires !
J'aimerais être présent à l'entrevue avec Escholier et développer le processus psychologique de votre évolution, le point de départ, dos à la peinture, et les patientes recherches de défrichement où nous avons ensemble abordé le dessin, la couleur, la composition. Étapes d'analyse, puis les transformant en Style, Harmonie, Rythme, Étapes de synthèse.
Cela m'amuserait si vous jugez opportun de lui en parler. Car votre personnalité, qui élague le désordre, se méfie de l'impondérable, m'a forcé à formuler dans l'Ordre et la Lucidité.
Mais je ne dois pas oublier qu'en réalité, je n'ai été là que dans le " Temps", modeste facteur patience, et que vous devez l'épanouissement à Puy et Camoin, sans omettre Fosca, qui seuls vous ont fait réaliser la Qualité. Et qu'elle seule compte !
Je m'en voudrais si j'avais la mauvaise grâce de l'oublier, de même que tout cela n'est que Théorie que le vent emporte, et que tout revient à qui offre le Terrain et que quoique votre modestie en pense, c'est vous seul qui l'avez fourni !!
Voilà ce que j'aimerais qu'Escholier sache ; et utiliser ses réactions pour parfaire mon âme de professeur ! Ceci pour les élèves à venir ! Puisque les anciens si valablement me faussent la politesse dans la Maîtrise !
Est-ce utile de vous en dire ma joie réelle.
Désormais le travail vous sera moins laborieux, car cette facilité à laquelle tant vous aspirez vous est venue visiter. Puisse ainsi la Peinture être pour vous une charmante promenade à travers la Réalité (Renan adapté).
C'est bien à contre cœur que j'ai manqué mes vacances de Pâques parisiennes. Je m'en ressens maintenant dans mon travail. J'ai hâte d'aller vous retrouver tous !
(suite sur son travail et son existence à Londres)
Mes respects à votre famille et celle d'adoption de Montmartre.
De J de Botton. Cap Martin, sept.39
Cher monsieur Juilliard
Mademoiselle Franquelin me dit que vous serez dans le midi en septembre, aussi je m'empresse de vous demander de vouloir me téléphoner ici, où, hélas je ne pense plus guère rester mais où j'espère être à temps pour pouvoir vous rencontrer.
J'en serai ravi.
Je viens de prendre un repos , je crois, mérité, coupé de bonnes séances journalières de travail.
Quelques petites compositions fantaisistes qui me délassent des portraits "formels" de Londres.
J'ai remplacé les duchesses par des écuyères de cirque. C'est moins distingué mais parfois plus amusant.
J'ai été si content de connaître votre décision de faire succéder à la montagne trop souvent anti picturale, le joyeux Midi en septembre débarrassé de la chaleur et vous offrant seulement sa floraison "inépuisable" de "motifs".
Si cette lettre aura la chance de vous atteindre vite, je me réjouis à l'idée de vous rencontrer dans quelque petit village provençal découvrant Cézanne sur nature !
............................
J'ai reçu de Francois Fosca une lettre où il me dit avoir eu le plaisir de vous avoir rencontré, peignant régulièrement comme à l'accoutumé. Sa charmante timidité lui a comme interdit de vous demander à voir. Lorsqu'il aura mon déjà long passé de professorat il perdra sa discrétion. (Francois Fosca (1881-1980), d'abord peintre puis critique d'art et écrivain. Il semble avoir pris le relais de J. Puy et de Camoin comme correcteur à l'Académie Montmartre).
J''ai vu ici madame Le Tellier deux fois avant son départ vers d'autres cieux, assez en train, mais que les bobards politiques travaillent plus qu'il ne faudrait.
Si vous écrivez à mademoiselle Franquelin aidez-moi à l'encourager à prendre des vacances et si vous me téléphonez, je me souhaite que cela soit bientôt, cela me prouvera que j'ai su vous dire le plaisir que j'y trouverais.
A bientôt, cher monsieur et ami, plus que sympathiquement.
Jean de Botton.
De J.de Botton. (Carte militaire reçue le 3 novembre 1939)
Mon cher monsieur Juilliard
Voici déjà un certain temps que je voudrais satisfaire mon inquiétude au sujet de vos enfants dont, je veux espérer, vous avez de bonnes nouvelles.
Peu d'évènements depuis notre dernière poignée de mains... Hélas, vos inquiétudes d'autrefois n'étaient pas vaines.
............Depuis le 25 août, j'ai laissé le pinceau pour le canon, puis maintenant on utilise ma connaissance de six langues..........
Enfin oublions le passé. Pas suffisamment pour ne pas espérer vous lire bientôt et avoir de rassurantes nouvelles.
Près de vous mon souvenir et en toute déférente sympathie.
Jean de Botton
Guère de nouvelles des camarades. Sinon Mme Le Tellier assez inquiète de ses neveux, Melle Franquelin en Bretagne.
De Jean Berge. Toiles à peindre, châssis à tableaux..., à Wissous. (sans date)
Cher monsieur
Jean de Botton étant devenu depuis quelque temps extrêmement mystérieux sur ses occupations m'avait demandé de ne pas donner son adresse. Je lui ai donc simplement transmis votre demande. Entre temps il est venu à Paris en mission (?) et je l'ai vu hier soir. Son adresse est bien à Sanary "Synaya". Ce n'est plus un secteur postal. Il est désolé de vous avoir manqué. Il ne désire pas parler de ce qu'il fait mais c'est plus intéressant qu'avant et il a aussi du temps pour peindre.
Croyez cher monsieur à mes sentiments dévoués. J.Berge.
J'ai vu aussi "César" (camarade de l'Académie) qui sort d'une pleurite et a 40 jours de convalescence.
De J.Juilliard à J. de Botton, à Sanary, Var, Synaya. (brouillon de lettre conservé)
Cher M
Depuis 4 mois je demande votre adresse à tous les échos sans le moindre résultat satisfaisant.
En novembre je vous ai écrit à Marseille à l'adresse que vous m'aviez indiquée sur votre carte. Rien. En janvier, 2 lettres à la même adresse. Rien.
.................................................
J'ai demandé chez Artis, j'ai écrit à monsieur Berge qui m'a donné avec quelque mystère l'adresse à laquelle je vous écris aujourd'hui (madame LeTellier m'avait déjâ donné cette adresse en janvier mais elle m'avait paru énigmatique et insuffisante...
Je n'ai d'autre but aujourd'hui que de rétablir la liaison................. ..
Je compte passer ici le printemps (à Tessé la Madeleine) et je serai heureux d'avoir des nouvelles de votre santé, de votre vie, de vos travaux et de vos espérances.
Croyez à nouveau à mon bien sincère attachement.
De J. de Botton. Sanary, 26 mars 40
Cher monsieur Juilliard
Je vous ai manqué de bien peu à Paris où ai passé dix jours bien mélancoliques dans la poussière du passé, mettant de l'ordre pour un retour si lointain qu'il semble improbable.
J'aurais été heureux de vous revoir, retrouver une atmosphère de nos bonnes causeries d'autrefois, au risque même de nous attrister sur nos espoirs déçus, et m'excuser aussi d'avoir involontairement laissé sans écho vos lignes qui lorsqu'elles me parviennent - et non pas toutes le firent - me trouvèrent soit sur un nouveau déplacement soit en mer.
Je vous aurais dit que ma vie militaire plutôt mouvementée que monotone m'a fait couper tous les ponts derrière moi d'avec une vie de peintre ruinée pour si longtemps qu'elle en perdit toute saveur.
Mais je me réjouis aujourd'hui de venir vous retrouver, vous dont le souvenir rappelle des jours et des affections des moments où la vie valait d'être vécue.
................(confiance néanmoins dans l'issue de la guerre en raison de la détermination des Anglais)............
Je n'ai même pas voulu aller à l'Académie dont le nouveau propriétaire à mis le local à louer sans avis, mais je viens de donner congé ne me souciant d'augmenter mes charges et aggraver un avenir qui me donne le vertige.
Les évènements firent tout perdre à notre chère collaboratrice, Melle Franquelin. Aussi j'ai cette satisfaction d'avoir, je crois, trouvé ici une modeste situation pour elle. J'ai vu de ses récents travaux étonnamment en progrès.
Me doute que vous ne travaillez qu'à contre cœur. Des chefs généreux ont voulu me donner quelques loisirs pour ne pas laisser totalement se rouiller ma jolie aventure récente de Londres. Mais soit trop courts et trop disséminés, soit un cœur défaillant ont donné des résultats lamentables que j'ai dû interrompre.......................
Quelques camarades m'écrivent, pas toujours ceux que je prévoyais. Mais cela est doux, comme une famille que nous aurions fondée. Madame Le Tellier se débat dans sa famille particulièrement touchée dans ses forces vives
Vous m'avez convié à une lettre bien personnelle dont je m'excuse. Mais il m'a été très doux de me confier au compagnon respecté que vous avez toujours voulu être pour moi et auquel est-il nécessaire de dire mon fidèle attachement.
Jean de Botton
De J. Juilliard à J. de Botton. 10 avril 1940, Tessé la Madeleine
Cher monsieur
Inutile de vous dire combien j'ai été ravi de recevoir de vos nouvelles et leur caractère personnel dont vous excusez votre discrétion est après les évènements survenus ce qui m'avait le plus à cœur. Mais si votre foi en l'avenir est inébranlable et je la partage pleinement à moins que nous fassions un bien médiocre usage des dons qui nous sont départis et répartis, je m'élève contre le pessimisme personnel que vous manifestez.
Votre "jolie aventure" de Londres, dîtes vous ! Mais pourquoi serait-ce une aventure sans lendemain ? .............(encouragements et propos de réconfort) ............
Mes précédentes lettres vous ont appris le lieu de mon refuge, bien peu aimable, où froid, pluie et neige nous ont assaillis, cet hiver, et ont rendu notre existence assez pénible............
Je n'ai fait aucune peinture depuis le mois d'août dernier. Hier, par un maigre soleil, j'ai tenté un paysage, mais s'il est un pays peu pictural, c'est celui-ci . Tout est d'un vert humide, pas une culture, pas même un labour, des prairies coupées par de hautes haies formant écran tous les 20 mètres et sol d'ailleurs rigoureusement plat, c'est vainement qu'on cherche où accrocher un peu de couleur chaude
Je suis heureux de ce que vous me dîtes de Melle Franquelin, dites-lui bien que je ne l'oublie pas et que tout ce que j'apprendrai de satisfaisant qui la concerne me réjouira.
............
Croyez bien à mes sentiments les meilleurs. (brouillon de lettre conservé)
JEAN PUY- JOSEPH JUILLIARD
De J.Puy , Roanne,Loire,46 rue Pierre Depierre, 24 décembre 1939
Cher monsieur
Je m'excuse de venir vous donner de mes nouvelles. Mais je me suis enfin demandé ce que devenait l'Académie du boulevard de Clichy, si elle avait repris ses travaux, et si par suite vous continuiez avec une belle passion de peindre. Je n'ai, et c'est ma faute, aucune nouvelle de personne de l'Académie ; je n'ai pu écrire à Melle Franklin ayant perdu son adresse.
Suis-je indiscret, cher monsieur, mais j'aimerais savoir ce que vous devenez, si vous êtes à Paris et si vous avez su garder un esprit suffisamment optimiste en conservant et pratiquant affectueusement la Peinture. On trouve dans ces soucis de travail, pourtant d'une espèce qui semble bien vaine en ce moment, un grand réconfort car cela vous absorbe l'esprit et éloigne de ratiociner sans fin à des choses auxquelles nous ne pouvons rien.
C'est du moins pour ma part à quoi je m'efforce de mon côté. Je me suis confiné à Roanne, ma ville natale, où je vis bien entouré de parents qui me sont chers, où je vis sans frais aussi, et ma foi , le temps passe assez bien à peindre. Seulement je pense souvent à mes amis de Paris, et c'est pourquoi, cher monsieur, j'aimerai avoir de vos bonnes nouvelles et de celles des aimables camarades de l'atelier.
Bien cordialement à vous. J.Puy
(répondu le 30 décembre 1939)
De J. Puy. Roanne. Loire le 1er février 1940
Cher monsieur
J'ai eu grand plaisir d'avoir de vos nouvelles. A une époque aussi troublée et déconcertante on aime maintenir au moins moralement les liens spirituels de l'amitié à travers les contingences bouleversantes et des lieues de pays.
Cependant en pensant à vous je n'avais pas supposé que vos deux fils étaient mobilisés, ni surtout aussi près de la ligne de feu. Je conçois combien cet état a pu augmenter le chagrin que cet état de guerre nous donne et les inquiétudes directes qu'il faut un haut cœur pour dominer.
Cependant dans le pays où vous êtes logés je regrette que vous n'ayez pas essayé de vous remettre au travail. Ce n'est pas que la recherche d'Art se maintienne en ce moment sur un plan ayant quelque urgence ou nécessité immédiate (on ne sait jamais) mais parce que c'est vraiment un moyen, une espèce de système Coué, de se tenir au-dessus des évènements, et surtout de l'empire néfaste qu'ils exercent sur notre esprit, donc sur notre santé. Vous vous enfermez dans une espèce de tour d'ivoire et ce n'est pas de l'égoïsme, c'est de l'hygiène, cela ne gêne en rien ni le pays ni les combattants.
Quelquefois vous êtes gêné par l'exiguïté de votre chambre, atelier, et alors il ne s'agit plus de peindre sur nature. Mais pourquoi n'essayez-vous pas de peindre de "chic", évoquer quelque souvenir à vous plaisant et tâcher d'en donner une représentation en quelque sorte lyrique. Ou prendre un livre aimé (pour moi je pense aux Fleurs du mal) et en marge, ou sur des feuilles détachées, essayer d'en faire une image ou une transposition, tout en décorant le livre. Vous vous souvenez combien parfois sur nature je vous faisais un grief de n'être pas assez près du sentiment immédiat de la nature, d'un dessin portrait du modèle, qui me semblait possible et plus touchant. Mais je sais aussi, d'abord, que tous les peintres n'ont pas les mêmes besoins, 2° qu'on peut ne prendre la nature que comme un point de départ et un renseignement pour une évasion supérieure. Et que devant les progrès de la photographie, si supérieure sur un certain plan aux possibilités du peintre, il est peut-être plus urgent aujourd'hui de s'élancer dans le lyrisme artistique. Et justement ce goût de la couleur et ce sentiment de l'arabesque que vous montriez en étaient l'indice dans votre temps assuré (?).
C'est donc pour vous raconter que l'on peut constater dans l'Art deux logiques qui toutes deux ont eu des résultats, Primo : les peintres au commencement des âges et les sculpteurs évoquent la nature d'un effort cérébral de reconstitution, mais n'ont pas l'idée de la recopier. On peut dire que tout l'art grec au début et avant le Parthénon, toute la Renaissance primitive aussi bien en Italie, en Flandre et en France travaillent de "chic" ou seulement d'après de vagues croquis et tracent néanmoins des tableaux parfaits dans leur genre. Le premier instinct d'un enfant qui essaye de dessiner est de travailler sur les fonds que sa mémoire lui offre, et le dessin d'après nature, si hostile à l'entendement de la plupart, on n'y vient que très tardivement et par enseignement.
Je prétends que nous avons en nous une mémoire des formes d'une richesse étourdissante (car nous reconnaissons à première vue à 100 mètres la silhouette d'un passant entrevu quelquefois seulement). Il s'agit, cette mémoire, de la sortir du tréfonds de notre inconscient et de l'écrire. Depuis 50 ans l'école a failli tout à fait à cette nécessaire et primordiale mémoire pour nous jeter dans l'étude directe, si tyrannique dans sa réalité immédiate que nous n'en pouvons plus sortir. C'est ce qui nous a amené cette époque d'art sordide, Bonnat, Bouguereau, Cormon etc... obnubilés par une vue plate et molle de la nature et non vraie. Je prétends donc que cette mémoire, par l'effort, nous pouvons la cultiver et l'utiliser. Et que vous preniez les Primitifs ou Rembrandt, ou Goya, ou Greco, tous ces tableaux lyriques sont faits beaucoup plus d’évocation de mémoire que d'après nature (en marge : la Maja habillée de Goya me parait peinte de chic, la Maja nue, plus immédiate et sans arabesque me parait gênée par une observation directe.) Et Titien et Breughel, le principal de leur tableau vient de la mémoire, non de la copie. Matisse me faisait voir, il y a 40 ans, les grossières erreurs de dessin (au point de vue Réalité) de Michel-Ange où tout est gonflement lyrique (et satisfaisant).
Tout ce chapitre ci-dessus, cette thèse un peu barbante pour vous amener à peindre ou à dessiner de mémoire ou de fantaisie, afin de vous remettre en train. Les débuts vous seront peut-être déconcertants, mais il faut persévérer. D'ailleurs vous-même ne m'avez-vous pas dit que vous répariez hors nature les erreurs de couleur que vous aviez faites sur nature. C'est instinct, mais c'est la vraie voie ; ne pas étouffer l'instinct, lui laisser le premier plan. La Raison ne vient qu'après, et c'est souvent une putain embêtante et collante.
Alors, cher monsieur, je suis le professeur, je suis le grand docteur pédant qui vient vous donner une consultation ; en avant, partout, mettez-vous au travail, même dans une cellule sans meuble de 2 mètres de côté vous pouvez œuvrer en attendant que le temps passe. Et vous aurez là un vrai contentement à votre passion de la Peinture. J'ai souvent pensé en vous voyant travailler avec fougue à l'académie que de nous deux, j'étais le plus vieux, embarrassé d'un tas de dogmes, fatras en partie inutile, encombré de règles et de nécessités inexistantes.
La victoire de votre tableau au Salon en est une preuve , de la jeunesse de votre inspiration, et le choix d'Escholier, bien que je considère qu'il prononce en général "ex cathedra", du haut d'une puissance de fonctionnaire écrasante, des jugements parfois prétentieux (car enfin il n'est pas le Deus ex machina, et il n'a jamais rien fait de bien artistique) a été très juste en votre cas, et une espèce de réprobation à tant de vieux peintres trop savants englués dans leurs faibles routines, ficelés dans les chaînes qu'ils se sont faites et qui les mènent à la banalité d'un art eunuque.
Je vous envoie cette lettre dans une revue faite par Braun, de Mulhouse, imprimeur éditeur, et à laquelle j'ai le plaisir d'avoir contribué, je prétends même pour le principal : un article sur mes souvenirs de jeunesse avec Matisse, les tâtonnements et audaces qu'il suivait pour se dégager de l'académisme atrophiant. Et l'enthousiasme que nous éprouvions tous, vers 1905, pour ses tentatives même absurdes.
J'avoue que je trouve aujourd'hui qu'il est tombé dans une fausse voie et un manque de sens commun. Son art amusant n'est jamais touchant ; c'est un artiste qui jongle avec les mots au lieu de leur faire exprimer le principal, le principal qui seul est humain et reconnu avec joie par les hommes, même s'il est un peu épuré de mensonge lyrique. Mais pas trop ! Avec Matisse on ne voit plus que le mensonge.
Vraiment l'image que je donne de Matisse poisson rouge est bien conforme aux résultats de son art. Et malgré tout Matisse, c'est quelqu'un, même si ce n'est qu'une bouée marquant l'accore d'un chenal à travers la vase
Excusez-moi, cher monsieur, et recevez mes meilleurs souvenirs et ENCOURAGEMENTS.
Bien cordialement. J. Puy
J'ai eu hier une longue lettre amicale de Melle Franquelin à laquelle j'avais fait suivre aussi cet article sur Matisse dont je suis si glorieux.
De Joseph Juilliard à Jean Puy. 12 mars 1940 (brouillon retrouvé)
Cher monsieur
Je viens de quitter Paris pour regagner ce que je puis appeler mon cantonnement, car le confort y est bien sommaire et l'existence par trop subordonnée aux variations de la température. Il y fait beau en ce moment, peut-être le printemps n'est-il pas encore bien assuré.
Je suis allé samedi voir le Salon des Indépendants, assez modeste. Mais j'y ai eu l'heureuse surprise d'y trouver- et cela a été une compensation- deux fort jolies toiles de vous, des baigneuses et une dame dans son intérieur. Les deux m'ont ravi. La première notamment donne une sensation de fraîcheur, de jeunesse heureuse à laquelle figures et paysage concourent à l'envi. C'est une très jolie chose. En rentrant chez moi j'ai recherché dans les derniers n° du Temps la critique du Salon qui m'avait échappée et j'ai eu le plaisir d'y retrouver une appréciation concordant pleinement avec mon propre sentiment. Je l'épingle à cette lettre.
J'ai lu vos souvenirs sur Matisse, Matisse poisson rouge, comme vous dîtes d'une façon amusante et si vraie, sensoriel mais sans âme, le Matisse d'aujourd'hui, le seul que je connaisse. Des étoffes et du papier mariant leurs tons de la façon la plus exquise, le plus souvent sur la chanterelle, mais c'est comme un repas où il n’y aurait que du dessert.
La peinture, et c'est bien je crois votre sentiment, peut et doit donner davantage. Il n'empêche que de lui comme des impressionnistes il restera sans doute ce goût et cette allégresse de la couleur qui, assortis à une humanité plus profonde, peuvent concourir à l'éclosion d'œuvres ayant en nous plus d'écho.
Votre étude, terminée avec quelque désinvolture, m'a beaucoup plu. Peut-être, mon habitude de chercher dans mes lectures des préceptes de conduite, aurais-je eu plaisir à vous voir, à propos de Matisse, parler davantage de vous (c'est une faiblesse que je vous aurais pardonnée). Votre modestie vous en a empêché et nous y perdons.
Maintenant, puisque vous avez bien voulu, et je vous en remercie, me parler de moi-même et m'encourager si amicalement, je suis amené à vous faire ma confession.
Que je vous dise d'abord que je partage pleinement votre sentiment sur les idées qu'exprime votre lettre. Le peintre doit, à l'aide d'éléments assurément empruntés à la nature, fournis par l'observation ou par la mémoire, ordonnés et parfois magnifiés par son imagination, faire jaillir de son esprit, créer, une œuvre nouvelle. Ce n'est pas de l'art que de de s'asservir passivement à la copie matérielle de l'objet. Mais c'est là que pour moi se présentent les difficultés.
Pour une création de cette sorte, qui est vraiment la peinture, il faut 1° savoir déjà beaucoup, 2° un esprit d'observation visuelle, 3° de la mémoire également visuelle, 4° de l'imagination, 5°une connaissance du dessin que je n'ai pas. J'ai fait des esquisses, elles étaient pauvres comme esprit, médiocres comme réalisation
J'en suis réduit en fait à emprunter à une figure ou à un paysage déterminé ce que je puis en prendre comme lignes essentielles, base de mon dessin et je donne satisfaction à mon goût de la forme et de la peinture 1° en infléchissant mon sujet (figure ou paysage) selon certaines lignes qui me paraissent plus harmonieuses ou plus expressives, 2° en le parant d'une sorte de fard aussi heureux que possible .
Ce n'est pas brillant comme pratique picturale, et cela ne peut conduire à grand-chose. Mais comment faire ? J'ai commencé à faire de la peinture après 60 ans, après toute une vie consacrée à d'autres spéculations strictement intellectuelles, sans préparation préalable, desservi par un esprit d'observation matérielle et une mémoire visuelle déficients. Toute mon existence à été orientée sur la recherche et la discussion des idées mais ce qui est d'ordre plastique n'a jamais retenu mon attention. J'ai toujours vu assez clairement les idées d'un homme, ses mouvements de physionomie reflets de sa pensée ne m'ont pas échappé, mais je ne l'ai jamais vu matériellement, physiquement. Quelques heures après un entretien long, poussé, je ne l'aurais pas reconnu dans la rue parce que la pensée avait seule travaillé et que je ne l'avais jamais vu objectivement. Vous me dîtes que notre mémoire visuelle nous permet de " reconnaître à 1° vue à 100 mètres la silhouette d'un passant entrevu quelquefois seulement". Moi pas ! Je ne reconnais même pas des figures qui devraient m'être familières.
De l'imagination ? Oui, un peu, mais surtout dans le domaine intellectuel, très peu dans le domaine plastique.
J'ai lu beaucoup. Même résultat : spéculation intellectuelle. Rien dans le domaine plastique.
Je rêve assurément de l'envolée lyrique à laquelle vous me conviez. Je l'admire chez autrui, mais hélas, je reste rivé plus ou moins à cette copie "sordide" que vous flagellez. Vous rappelez vous l'Albatros de Baudelaire
À peine les ont-ils déposés sur les planches
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Et voilà ma misère : une espèce de compromis entre une réalité plate et lourde et quelques efforts d'affranchissement. Sauvez-moi si vous le pouvez. Vous voyez que vous n'avez pas à vous excuser des conseils que vous avez bien voulu me donner. J'en appelle d'autres, adaptés à ma faiblesse.
Je vous ai écrit bien longuement. L'écriture, ce que vous appelez les ratiocinations, ça me va ! Que n'en est-il de même de ce que je sens être la vraie peinture.
Croyez, je vous prie, à mes sentiments les meilleurs.
J. Juilliard
De Jean Puy. Roanne le 7 avril 1940. 46 rue Pierre Depierre
Cher monsieur et ami, j'ai mis bien longtemps à répondre à votre longue et intéressante lettre. Mais depuis 2 mois j'ai été par monts et par vaux, c'est à dire un peu en l'air. La direction des Beaux-Arts m'ayant promis un grand panneau mural à faire, je suis allé d'abord 10 jours à Paris, puis quelque temps après, 10 jours à Lyon à la recherche du palais où je pourrai choisir mon mur à décorer. Ensuite un amateur à Paris voulait m'acheter un tableau. J'ai dû retourner à Paris où d'ailleurs l'affaire ne s'est pas faite. Tout cela m'a retenu de vous répondre de suite.
Je vous remercie de la coupure du Temps à propos de mes tableaux des Indépendants. Je les ai revus aux Indépendants. Ils ne faisaient pas trop mal. Mais quel écœurement qu'un salon. Tous les efforts se neutralisent les uns les autres ; on se dit que de travail, que d'intelligence pour un bien maigre résultat ; et que l'art est vain comme plaisir quand amoncelé en tas ; c'est l'écœurement de la pâtisserie où l'on a trop mangé de gâteaux. Et puis l'effort moderne, si intéressant par ses besoins nouveaux, sa vitalité, est trop dépourvu d'une puissante base de force. Comme on a rejeté toutes les traditions pour s'évader voilà qu'elles manquent ou qu'il n'en reste que des fragments insuffisants.
En général, tout le monde manque de facilité pour traduire bêtement la réalité immédiate, que ce soit pour dessiner une main, ou une tête, ou un objet ; ce n'est pas que la réalité soit tout, mais elle est bien nécessaire comme base à notre lyrisme, et même en acceptant d'avance que nous devions, dans nos tableaux, lui donner une large entorse. Mais depuis 30 ans on a tellement choyé l'instinct pur et sa jeunesse, et ses moyens immédiats que l'on a détourné le peintre de l'étude ingrate de la réalité.
On veut s'envoler tout de suite sur les ailes de la fantaisie. Et, par suite on ne voit plus depuis longtemps aucun portrait profond et émouvant comme les siècles passés nous en ont donnés, portraits où la pénétration psychologique atteignait à la puissance d'une tragédie. En un mot on a cessé d'étudier le dessin d'une façon très précise et serrée. Qui m'a donc dit un jour à l'académie, où je parlais de dessiner comme les anciens, que le résultat piteux obtenu ainsi par l'école des Beaux-Arts et les salons officiels avant 1900, Bouguereau, Bonnat, Jean Paul, avait dégoûté et détourné l'élève de cette voie comme d'une voie sans issue voire néfaste ? C'est vrai que c'est cela qui nous a jeté dans l'excès contraire, mais peut-être faudra-t-il revenir à ce dessin là comme moyen d'étude, et ensuite profiter des apports nouveaux. Je n'aime pas beaucoup Courbet, mais quelle puissance par le dessin réel. Les femmes qui pleurent dans l'enterrement à Ornans, tableau dont l'ordonnance me déplaît, où l'intérêt est porté sur les prêtres et clercs en robes rouges, mais il y a les femmes qui pleurent que l'on ne voit pas à cause de cela, et qui sont pathétiques et belles. Tout cela avec une couleur bien terre à terre et réelle, mais cela reste un grand tableau ; de même les baigneuses de Montpellier, car le principal y domine le secondaire et tout vient à son rang pour l'esprit de celui qui regarde. Ainsi sont mes réflexions à propos des salons de ces dernières années, pourris de bonnes intentions, mais faibles de dogmatisme et de traduction. A 20 ans j'essayais de manœuvrer des haltères de 20 kilos alors que j'aurais dû logiquement me former par des haltères de 2 kilos. C'est l'image de nos efforts modernes.
Mais pour en revenir à nous je crois que je m'étais imparfaitement expliqué dans ma dernière lettre : je crois que l'on pourrait par l'exercice augmenter beaucoup la mémoire visuelle, en commençant jeune l'observation dans la rue et en essayant de s'en rappeler une partie. Mais ne croyez pas, quoique je l'essaie de temps en temps, que j'aie une mémoire des formes aussi précise et satisfaisante que je le rêve. D'abord je suis loin d'observer toujours (je rôde en rêvassant d'une façon imprécise) et quand je veux me rappeler les traits par exemple de mes nièces, toujours ici sous mes yeux, j'obtiens un schéma complètement inexistant. Je me rappelle seulement qu'il y en a une qui est mince et l'autre forte, je vois leur expression, mais sur le papier à dessin, je ne trouve plus rien, ou bien c'est un jour, spontanément, et sans que la volonté y soit pour rien que je retrouve quelqu'un de leurs traits. Parfois dans le métro où l'on s'ennuie j'observe quelque type qui me frappe, et au repos j'en fais un schéma qui n'est pas totalement cela, mais garde une apparence de ce qui m'a frappé : c'est tout et c'est loin d'une mémoire concrète qui pourrait se rappeler assez (d'éléments) pour faire un portrait. On raconte que quelqu'un voulant avoir le portrait du père Arnaud lui présente comme voulant faire une retraite à Port-Royal Philippe de Champaigne, incognito. Celui-ci ayant observé pendant quelques audiences le père Arnaud en fit le portrait connu, mais qu'y a-t-il de légendaire là-dedans ?
Les statues grecques primitives, bien plus instinctives et moins conscientes que celles du Parthénon donnent d'une humanité nue un aspect plus pur et plus vrai. Il n'y a plus de science, ni de muscles, mais une joyeuse et jeune image de silhouette nue. cela semble venu d'un souvenir bien plus que de l'étude consciente ou de l'observation locale .C'est aussi à cause de cela moins saisissant d'abord mais d'une beauté aussi grande.
Après cela que vous dire qui vous serve? Vous qui n'avez plus le temps d'apprendre et de vous réformer comme moi-même d'ailleurs ! Hé bien ! laissez-vous aller à votre désir que vous avez montré mainte fois bien vaillant, ne vous contraignez pas à faire autre chose que ce que vous aimez. Faites des croquis rapides comme moyen d'étude du dessin pur vous. N'hésitez pas à corriger vos études sans la nature et selon les besoins de votre esprit, qui sont ceux de votre sensation. Il est probable que vous abimerez quelquefois vos tableaux. Aussi si vous avez une étude qui vous satisfasse assez par elle-même en quelques points, celle-là, ne la retripotez pas, laissez-la vivre avec ses qualités et ses manques.
Sur les études très imparfaites que vous tripoterez vous prendrez conscience de vos moyens et de votre palette, et si vous n'aboutissez pas, cela ne sera tout de même pas du temps perdu. D'ailleurs on ne réussit jamais qu'une faible partie de ses tableaux parce que l'esprit n'est pas toujours égal à lui-même, que l'on peut avoir mal commencé et qu'il y a des hasards heureux de touche ou de couleur qui vous mettent sur la bonne voie du premier coup.
Excusez-moi tout ce dogmatisme, parce que croyez bien que je barbote autant et plus que vous, et qu'il me manque toutes sortes de facilités naturelles pour dessiner que je n'ai jamais eues de sorte que j'aborde chaque fois la nature avec la même maladresse et sentiment d'impuissance. Mes seules qualités sont la sensibilité, ma bonne volonté et une sorte d'entêtement. Je me rends compte à 64 ans que ça n'est pas suffisant pour faire un maître.
Matisse ne m'a jamais montré une étude d'après nature, dessin ou autre, qui soit une reproduction exacte de la réalité comme doit être une étude d'élève et je crois que cela manque beaucoup à son art. Ses figures grimacent toujours en quelque sorte par l'expression ou par la forme. Les portraits qu'il a tentés sont ridicules et vains comme portraits. Il n'a jamais jadis voulu se soumettre à une étude bien exacte. C'est pourquoi ses brillantes qualités sont exténuées par cette difficulté de dessiner vrai qui aurait pu le classer dans l'Art éternel. Je sais bien qu'il peut se foutre de cette pérennité, ce serait une grande suffisance de s'en soucier. Mais il y a des qualités foncières qui subsistent à la base de tous les arts, et auxquelles il faut tendre si l'on veut faire un art universel.
Il est vrai qu'il y a l'art Japonais, pimpant, joyeux, coloré, vivant par son outrance. Mais il ne m'amuse pas longtemps et je trouve dans quelques tableaux chinois, portraits ou paysages, une bien plus noble pensée. Dans les Arts le goût de chacun varie, et l'on choisit ce que l'on aime. Il y a malheureusement des tas de peintres qui n'aiment vraiment rien et qui peignent sans trop savoir pourquoi. C'est la plaie de l'époque que tant de gens fassent sans ? un métier de peindre où l'on ne devrait être appelé que par une vocation aussi pure et impérieuse que pour être curé.
J'espère, cher monsieur et ami, que je ne vous aurai pas trop assommé avec mon prêche. Surtout ne le lisez pas avec trop de foi, car j'y ai mis de tout au courant de mes pensées. Et il peut y avoir de l'excès et de la contradiction dans ce que je vous raconte. En définitive peignez en vous amusant, selon votre envie et soyez sûr que vous aurez de temps en temps une réussite qui vous consolera de pas mal d'efforts gâchés.
Bien cordialement à vous. J. Puy
J'espère que vous êtes en bonne santé et que le moral se maintient ferme à travers les incertitudes cruelles et les sombres prévisions. Une occupation journalière et impérieuse en soi comme la peinture vous écarte du pessimisme envahissant.
ANNEXE IV
CORRESPONDANCES DIVERSES
De mademoiselle Franquelin. (sans doute début de l'été 1939 )
Cher monsieur
Je vous imagine sous un beau ciel bleu, au milieu d'un paysage pictural qui contente à la fois l'ordonnance médicale et les aspirations du peintre.........................
.................Sans doute avez-vous déjà travaillé, ce n'est pas vous jamais qui seriez la victime du farniente ou du découragement. Comme dit Mr. de Botton, quelle belle leçon pour nous tous !
L'Académie, privée de votre présence -et cela se fait sentir, il nous manque vraiment quelque chose de très essentiel quand vous n'êtes pas là groupe encore quelques fidèles, ou nouveaux venus ou plutôt nouvelles. Et nous faisons des natures-mortes : la mandoline à toutes les sauces sans être un hommage à Picasso !... La mandoline qui est passée du rôle de figurante à celle de prima donna ; et c'est bien difficile à dessiner, une mandoline ! Nous projetons pour la semaine prochaine, madame Doré, Colette et moi quelques parties de paysage sur les bords de la Seine pour changer un peu et nous faire prendre de l'air, et puis il est nécessaire de travailler un peu dehors, je crois, et de quitter - si favorable soit elle - l'atmosphère de l'Académie.
Monsieur Camoin nous a quitté, peu de temps après vous, pour rejoindre St Tropez, je crois; nous sommes donc sans professeur, ce qui est triste pour moi puisque la malchance veut qu'il y a des élèves qui réclament une correction que je suis obligée, moi, chétive, de leur donner. Inutile de vous dire que cela me coûte énormément, c'est même un vrai supplice et je me demande vraiment ce que je pourrais bien leur apprendre ; je crois bien ne jamais m'y accoutumer. Je fais de mon mieux, mais je vous assure que ce n'est pas grand-chose. Heureusement qu'il se trouve de temps en temps des professeurs bénévoles dont j'admire la superbe sans l'approuver d'ailleurs !
............. Voulez-vous, cher monsieur, me rappeler au bon souvenir de madame Juilliard qui, je l'espère, est en bonne santé ainsi que vous-même et recevez, je vous prie, mes pensées respectueusement amicales.
Geneviève Franquelin
De Joseph Juilliard à Melle Franquelin.
31 juillet 1939. (brouillon)
(J. Juilliard est alors en villégiature à La Louvesc en Ardèche).
Je vous remercie de votre lettre qui m'a fait le plus vif plaisir. Mais, hélas ! Vous vous êtes méprise sur les joies picturales que peut me donner ce pays. Nous sommes sur un contrefort des Cévennes à 1100m. Le village couronne le faîte de la montagne et forme une sorte de balcon dominant des ondulations indéfinies qui s'allongent sur les deux rives du Rhône se superposant jusqu’aux Alpes. On voit par temps clair l'immense Mont-Blanc et les principaux sommets des Alpes. Mais on est dans les Cévennes, c. à d. dans un pays stérile, très accidenté, sans style, sans villages, sans fermes, sans beaucoup d'habitants, de telle sorte que cet horizon infini indéterminé n'est animé par aucune maison, par aucune culture pittoresque, par aucune couleur. C'est au premier plan des croupes informes qui s'imbriquent et se chevauchent couvertes de sapins puis de bruyères et tout un lointain bleuâtre se confondant avec le ciel. Le village, lieu de pèlerinage, est très propre, tout y parait passé à la chaux de la veille. Impossible pour un peintre d'y trouver le moindre sujet. En revanche, climat frais, air très vif, grand horizon de promenades charmantes sous bois ou dans les bruyères et bon hôtel sauf deux jours où le temps a été mauvais. Il y a quelques jours le thermomètre marquait un degré, un seul et tout petit au-dessus de zéro.
Vous voyez que ma récolte sera maigre. Pas de fées dans la bruyère, pas de nymphes dans les bois, impossible de faire même une académie.
L'Académie, j'y pense bien souvent. Elle a pris dans mon existence une place considérable tant par le temps que j'y passe que par l'intérêt qu'elle a éveillé chez moi pour la peinture et ses conceptions diverses. Je ne puis ne pas penser également aux sympathies qu'elle a fait naître chez moi et dont votre lettre me renvoie l'écho auquel je suis très sensible.
Mr de Botton ne va pas tarder à traverser Paris, en route vraisemblablement pour le midi. Il m'a paru résulter d'une conversation que j'ai eue avec son frère rencontré quelques jours avant mon départ, et si je l'ai bien compris, qu'il serait déterminé à faire sa carrière à Londres. C'est tant pis pour nous. Encore devons-nous féliciter d'avoir reçu de lui des conseils qui nous sont précieux. Je n'ai pas de nouvelles de madame Le Tellier depuis le milieu de mai. Elle a dû aller de Vence à Brest et de là dans le Lot. Camoin a été bien inspiré en allant dès le début du mois dans le Midi, où le temps doit, malgré tout, avoir été meilleur que dans le reste de la France. Son exemple semble à suivre cette année. Et je vous y engagerais fort si cela dépendait de moi.
Néanmoins je ne désespère pas de recevoir prochainement de vous une lettre datée de quelque petite localité méridionale sentant l'ail et la lavande (l'ail est pour la localité, la lavande pour votre lettre) qui me rappellera mon séjour de l'an dernier - partiellement assez malheureux d'ailleurs- en Vaucluse.
(1) Une toile inachevée consacrée à la vue depuis son hôtel semble traduire assez bien cette désillusion ! J. Juilliard ne fit ici que deux autres petits paysages.
De Melle Franquelin Le 21 août 1939. (Extraits)
Cher monsieur
Je vous remercie de votre lettre que j'ai bien reçue et qui me donnait de vos bonnes nouvelles. Il faut décidément se défier de l'imagination car je constate que le paysage que vous avez sous les yeux ne correspond en rien à celui que j'avais imaginé. La description que vous en faites, vous êtes peintre aussi quand vous écrivez, gagne en grandeur et en immensité ce qu'elle perd en pittoresque mais j'y lis bien aussi la déception du peintre devant cette pauvreté de motifs. Devant ces vastes horizons, plus propres semble-t-il à la méditation qu'à la peinture, et dont aucun élément ne parait pouvoir faire naître l'émotion picturale, en êtes-vous réduit, cher monsieur aux trois pommes sur une assiette qui remplacent pour nous autres, gens du 20ème siècle, les classiques vierges du bon vieux temps? J'espère néanmoins que vous faites un agréable séjour devant ces majestueux et vastes horizons.........
De Melle Franquelin. De Pont-Aven. Hôtel de la poste, (reçue 3 nov. 1939).
(extraits)..................Nous sommes loin de l'Académie Montmartre et de ses matinées paisibles et studieuses. Ces heures autrefois si réelles sont devenues si lointaines, si inaccessibles qu'on doute un peu les avoir vécues et le passé si proche est entré dans la brume des choses révolues .........
La nouvelle de l'acquisition de votre toile m'a fait quand même grand plaisir pour vous et je souhaite qu'elle vous encourage dans la voie de la peinture et vous permette d'y trouver un dérivatif à vos grands soucis.
M. de Botton est mobilisé à Marseille.... Carmen Schlechting me prie de la rappeler à votre bon souvenir...... Henri Therme n'est pas mobilisé....... De nos autres camarades je n'ai pas de nouvelles. La tourmente a dispersé tout le monde.
De Melle Franquelin. (reçue le 3 décembre 1939)
(extraits d'une lettre consacrée aux malheurs de la guerre)
Cher monsieur
Une lettre de monsieur de Botton me dit que vous avez la gentillesse de vous enquérir de moi dont vous n'avez pas de nouvelles...J'aurais été si heureuse de vous féliciter en des temps paisibles, sur votre succès au Salon qui m'a fait un réel plaisir, vous le savez, j'espère. Mais je souhaite que ce succès vous encourage à travailler quand même et à trouver dans la peinture une trêve à tous les soucis de l'heure......
Comme les jours laborieux et paisibles de l'Académie sont loin.... J'ai des nouvelles de quelques camarades : madame Doré est toujours à Paris. César est soldat à Cherbourg, je crois. Therme n'est pas mobilisé pour raison de santé et est toujours à Paris. Carmen Schlechting et son mari sont à Pont-Aven. Je suis avec eux et ils me prient de les rappeler à votre bon souvenir.
De J. Juilliard à madame S. Le Tellier , 24 septembre 1939
( en réponse à une lettre du 4 septembre où elle lui disait partager ses angoisses pour le sort de ses deux fils mobilisés. Brouillon)
Chère Madame
..............................................J'ai reçu au début d'août une lettre de Melle Franquelin me disant que J. De Botton avait traversé Paris pour aller dans le midi. Je n'ai aucune nouvelle directe de ce dernier depuis le mois de mai. Où est-il ? Pour vous distraire un instant, je vous dirai que mon tableau du Salon "le canapé rouge" à été acquis par la ville de Paris. C'est un succès auquel je ne m'attendais pas. En d'autre temps il m'eût fait plaisir. Mais aujourd'hui....
De madame Le Tellier. Reçue le 30 novembre 1939
(Excuses pour cette réponse tardive, récit de nombreux voyages)
..............j'ai fait quelques toiles toutes inachevées, n'ayant jamais le temps de reprendre le travail ............
Je voulais tellement vous féliciter de vos succès au Salon et ne me souviens guère si c'est dans la lettre en panne, ce que je crains, ou la précédente, où je vous disais combien j'étais heureuse de l'achat de votre "nu" par la ville. Je ne sais plus rien situer dans le temps ! Quel succès ! Bravo. Voilà de quoi vous réconforter pour longtemps et je m'étonne que vos pinceaux soient au repos.........
De J. Juilliard à madame Le Tellier. Le 13 mars 1940 (brouillon)
Chère madame
Je viens de passer un mois et demi à Paris où un certain confort permanent m'a un peu reposé de la contraction physique de ce dur hiver.............
Après six mois de chômage j'ai fait une vingtaine de séances de peinture à l'Académie Gadin qui a quelques élèves sans correcteur. J'étais allé auparavant retirer de ma case bd de Clichy divers objets que j'y avais laissés en juin dernier et vous ne sauriez croire qu'elle impression de tristesse m'a donnée la vue de ce bel atelier aujourd'hui vide -si ce n'est de souvenirs-et où nous avons passé de si douces heures.
Aucune nouvelle de J. de Botton. Je lui ai écrit deux longues lettres en novembre et en janvier envoyées à Marseille à l'adresse qu'il m'avait lui-même donnée… J'écrirai une 4ème lettre, j'écrirai une 5ème lettre…. Etes-vous plus heureuse à cet égard ? En ce cas je vous serais obligé de me donner son adresse exacte et précise la plus récente...........
.....J'ai rapporté de Paris une cargaison de toiles et de couleurs sans trop savoir si j'en tirerai parti et surtout bon parti. En tout cas, c'est encore prématuré. Avant de quitter Paris je suis allé voir le Salon des Indépendants qui venait d'ouvrir. Bien modeste comme nombre et, ce qui est plus fâcheux, comme qualité. Vu cependant deux toiles de Puy, une notamment, des baigneuses dans les rochers, qui sont d'une belle et harmonieuse clarté. Les autres salons ouvriraient, paraît-il, incessamment, mais je ne les verrai pas.
Je crois que Melle Franquelin est toujours à Pont-Aven. J'ai cru comprendre chez Artis qu'elle y avait des élèves.
Veuillez agréer, je vous prie, l'expression de mes fidèles et bien cordiaux sentiments.
De madame Le Tellier. Du Lot, le 11 avril 1940
.................Ce Paris - qui ne comprend pas la guerre - ou préfère ne pas s'en soucier pour le moment ne m'a laissé aucun regret.
Le séjour que vous y avez fait semble avoir apporté chez vous une diversion salutaire, et vous avez pu peindre !
Oui, pauvre Académie, la nôtre. Qu'en restera-t-il plus tard ? Comme m'écrit Jean de Botton "alors nous ne connaissions pas notre bonheur"
Je lui ai fait savoir vos regrets et son silence. Il m'écrit qu'il vous a répondu. Tant mieux...
J'ai fait deux toiles à Tours, rien de sensationnel. C'est un pays qui ne m'inspire guère... S. Le Tellier
aïades qui ont dû charmer des après-midi bien remplies....
(le reste de la lettre est consacré aux activités londoniennes de J.de Botton et à la description de l'Angleterre: immense usine)
Heureux de m'être comme un peu confié, cher monsieur et ami , ne me concevez pas autrement que très près de votre estime.
J. de Botton
De J.de Botton. Londres, juillet 1937
Cher monsieur Juilliard
Après les devoirs, le plaisir et je veux me donner aujourd'hui celui de converser avec vous.
Peut-être êtes-vous à Vichy où ,j'espère vous ne prenez pas trop à la lettre les servitudes, bien souvent par trop fatigantes, de la cure.
Je vous vois plutôt vous reposant dans un coin de Cusset ou heureux en face du "motif" au bord de l'Allier au courant mélancolique.
Ou peut-être de retour à l'Académie pensant à mon ingratitude qui abandonne mes amis pour de problématiques succès.
Mon Dieu, je vous assure que cela est sans plaisir car l'existence n'a pas cessé d'être ici, pour moi, d'un réel ennui en dépit du brillant de son apparence ....
(La suite est consacrée à son ennui à Londres où il a été nommé peintre officiel du couronnement du roi Georges VI.)
Près de vous et à vous mon souvenir fidèle
J. de Botton
Lettre collective de membres de l'Académie Montmartre en séance de peinture en plein-air à Saulx les Chartreux (1937)
A monsieur Juilliard
De nous tous à celui qui sait si bien nous manquer.
Saulx les Chartreux, 25 juillet 1937
Jean de Botton (suivent 16 signatures environ dont celles de H. Therme, César, J. Le Brun, J. Maubert)
Cher monsieur Juilliard, Mr de Botton, pour la première fois depuis son retour parmi nous, vous a dit mieux que nous combien nous vous regrettons. Acceptez que j'ajoute mes respectueuses amitiés. G. Franquelin
De J de Botton, Londres, juin 1938
Cher monsieur
Le dévouement et la gentillesse de mademoiselle Franquelin font que nous ne lui en voulons pas de vous importuner jusqu'en votre cure avec des tracasseries auxquelles vous voulez bien prendre part. Heureux encore que cela ne se produise qu'en fin de votre séjour, dont, j'espère, vous avez tiré l'habituel bienfait.
Je sais que vous n'avez pas pu peindre. Les paysages ne s'y prêtant guère, et cela ne serait que demi mal si les habituelles montagnes qui seront aussi les horizons de vos grandes vacances n'apportaient leur enthousiasme pictural restreint !
Je souhaite que vous preniez goût à une combinaison heureuse sur nature de nature-morte et de paysage et qu'ainsi votre mois d'août ne soit l'habituelle déception à peindre.
Mademoiselle Franquelin possède la documentation relative à l'Académie et je vous remercie d'avance, et m'en excuse, des démarches que cet imbroglio des loyers pendants vous amèneront à faire par si affectueuse complaisance.
J'ai retrouvé ici la maussade atmosphère de Londres à laquelle je m'habitue difficilement....
Je projette de faire un saut à Paris et retrouver l'oasis heureuse de la sympathique atmosphère de l'Académie qui me donnerait le plaisir de vous revoir et encore vous remercier.
J. de Botton
De J. de Botton. (reçue le 11 octobre 1938)
Cher monsieur
C'est à Paris que j'ai avant-hier trouvé vos lettres, car j'ai beaucoup erré pour en fin de compte échouer au 147ème d'Artillerie.
............... .......
Je voudrais savoir vous dire combien j'ai été peiné de votre accident qui vous a privé des séances de paysage que vous aimez tant. Là aussi il faut s'estimer heureux que le pire ne vous soit pas arrivé ! Et suis heureux de vous savoir rétabli et attendant chez votre belle-fille le retour de votre fils qui a déjà dû être démobilisé maintenant.
(suite sur les menaces de guerre)
Il ne faut pas être trop exigeant et demander et la civilisation et la paix ! qui sembleraient de prime abord compatibles! Il est vrai qu'il nous reste le dernier refuge de l'utopie, notre chère peinture.
Notre déjeuner d'ouverture a aujourd'hui été très gai et votre absence, soulignée plusieurs fois, m'a prouvé combien vous leur manquez.
Je me souhaite que vous reveniez vite, car d'abord je ne compte pas rester longtemps à Paris et ensuite j'ai de la joie de peindre pour deux et veux dissiper la mélancolie qui est certainement restée en vous, après vos vacances deux fois ratées, par l'entorse et les minorités ! (L'affaire des Sudètes).
Autour de vous mon souvenir le meilleur, je vous prie. Je me réjouis de vous dire à bientôt. Jean de Botton
De J.de Botton. Megève, Janvier 1938
(sur ses désillusions du milieu anglais)
Je frémis à l'idée d'être amené à m'installer dans ce brouillard fait d'argent ,de conventions et d'art inférieur.
Je sais ,cher monsieur, que vous me parlerez des exigences de la carrière, de l'adaptation des forts, de cette chance unique et enviée qui s'est posée sur moi, de l'enfantillage qu' il y aurait à s'y soustraire , et vous auriez raison, je le sais.
Je sais aussi que je vais y retourner retrouver ma cage dorée comme un larbin de grande maison!
Je suis confus de cette lettre par trop personnelle. Mais cela a été comme un besoin....
J'aurais dû commencer par ce qui m'a fait vous écrire : l'an nouveau.
Des vœux de bonne santé et de bonne peinture.
Des vœux aussi très égoïstes de pouvoir bientôt revenir vous chercher le samedi matin dans notre bon vieux Montmartre.
De J.de Botton. Londres, mai 1939
Cher monsieur et ami
Ne sais ce pourquoi je dois davantage vous remercier, l'affectueux contenu, la bonne nouvelle de votre dernière lettre, ou de ne m'en avoir voulu d'avoir laissé la précédente sans réponse.
J'ai honte de n'avoir surmonté ce monstrueux courrier que Londres m'inflige journellement.
Vous m'en punissez d'une bien agréable manière. Quel succès ! Cette page du Journal, cette critique impartiale d'un esprit averti. Vous vous doutez de ma joie double, celle de l'ami et celle du sourcier qui l'a prévu.
Si la couleur dont je ne puis percevoir la subtilité atteint la rareté du délicat groupe invoqué, la composition est d'une autorité qu'aucun de vos supposés inspirateurs (Brianchon et Legueult, cités par R. Escholier) n'a jamais réalisée. Et j'ai toujours été réticent à la vanité des réussites fragmentaires !
J'aimerais être présent à l'entrevue avec Escholier et développer le processus psychologique de votre évolution, le point de départ, dos à la peinture, et les patientes recherches de défrichement où nous avons ensemble abordé le dessin, la couleur, la composition. Étapes d'analyse, puis les transformant en Style, Harmonie, Rythme, Étapes de synthèse.
Cela m'amuserait si vous jugez opportun de lui en parler. Car votre personnalité, qui élague le désordre, se méfie de l'impondérable, m'a forcé à formuler dans l'Ordre et la Lucidité.
Mais je ne dois pas oublier qu'en réalité, je n'ai été là que dans le " Temps", modeste facteur patience, et que vous devez l'épanouissement à Puy et Camoin, sans omettre Fosca, qui seuls vous ont fait réaliser la Qualité. Et qu'elle seule compte !
Je m'en voudrais si j'avais la mauvaise grâce de l'oublier, de même que tout cela n'est que Théorie que le vent emporte, et que tout revient à qui offre le Terrain et que quoique votre modestie en pense, c'est vous seul qui l'avez fourni !!
Voilà ce que j'aimerais qu'Escholier sache ; et utiliser ses réactions pour parfaire mon âme de professeur ! Ceci pour les élèves à venir ! Puisque les anciens si valablement me faussent la politesse dans la Maîtrise !
Est-ce utile de vous en dire ma joie réelle.
Désormais le travail vous sera moins laborieux, car cette facilité à laquelle tant vous aspirez vous est venue visiter. Puisse ainsi la Peinture être pour vous une charmante promenade à travers la Réalité (Renan adapté).
C'est bien à contre cœur que j'ai manqué mes vacances de Pâques parisiennes. Je m'en ressens maintenant dans mon travail. J'ai hâte d'aller vous retrouver tous !
(suite sur son travail et son existence à Londres)
Mes respects à votre famille et celle d'adoption de Montmartre.
De J de Botton. Cap Martin, sept.39
Cher monsieur Juilliard
Mademoiselle Franquelin me dit que vous serez dans le midi en septembre, aussi je m'empresse de vous demander de vouloir me téléphoner ici, où, hélas je ne pense plus guère rester mais où j'espère être à temps pour pouvoir vous rencontrer.
J'en serai ravi.
Je viens de prendre un repos , je crois, mérité, coupé de bonnes séances journalières de travail.
Quelques petites compositions fantaisistes qui me délassent des portraits "formels" de Londres.
J'ai remplacé les duchesses par des écuyères de cirque. C'est moins distingué mais parfois plus amusant.
J'ai été si content de connaître votre décision de faire succéder à la montagne trop souvent anti picturale, le joyeux Midi en septembre débarrassé de la chaleur et vous offrant seulement sa floraison "inépuisable" de "motifs".
Si cette lettre aura la chance de vous atteindre vite, je me réjouis à l'idée de vous rencontrer dans quelque petit village provençal découvrant Cézanne sur nature !
............................
J'ai reçu de Francois Fosca une lettre où il me dit avoir eu le plaisir de vous avoir rencontré, peignant régulièrement comme à l'accoutumé. Sa charmante timidité lui a comme interdit de vous demander à voir. Lorsqu'il aura mon déjà long passé de professorat il perdra sa discrétion. (Francois Fosca (1881-1980), d'abord peintre puis critique d'art et écrivain. Il semble avoir pris le relais de J. Puy et de Camoin comme correcteur à l'Académie Montmartre).
J''ai vu ici madame Le Tellier deux fois avant son départ vers d'autres cieux, assez en train, mais que les bobards politiques travaillent plus qu'il ne faudrait.
Si vous écrivez à mademoiselle Franquelin aidez-moi à l'encourager à prendre des vacances et si vous me téléphonez, je me souhaite que cela soit bientôt, cela me prouvera que j'ai su vous dire le plaisir que j'y trouverais.
A bientôt, cher monsieur et ami, plus que sympathiquement.
Jean de Botton.
De J.de Botton. (Carte militaire reçue le 3 novembre 1939)
Mon cher monsieur Juilliard
Voici déjà un certain temps que je voudrais satisfaire mon inquiétude au sujet de vos enfants dont, je veux espérer, vous avez de bonnes nouvelles.
Peu d'évènements depuis notre dernière poignée de mains... Hélas, vos inquiétudes d'autrefois n'étaient pas vaines.
............Depuis le 25 août, j'ai laissé le pinceau pour le canon, puis maintenant on utilise ma connaissance de six langues..........
Enfin oublions le passé. Pas suffisamment pour ne pas espérer vous lire bientôt et avoir de rassurantes nouvelles.
Près de vous mon souvenir et en toute déférente sympathie.
Jean de Botton
Guère de nouvelles des camarades. Sinon Mme Le Tellier assez inquiète de ses neveux, Melle Franquelin en Bretagne.
De Jean Berge. Toiles à peindre, châssis à tableaux..., à Wissous. (sans date)
Cher monsieur
Jean de Botton étant devenu depuis quelque temps extrêmement mystérieux sur ses occupations m'avait demandé de ne pas donner son adresse. Je lui ai donc simplement transmis votre demande. Entre temps il est venu à Paris en mission (?) et je l'ai vu hier soir. Son adresse est bien à Sanary "Synaya". Ce n'est plus un secteur postal. Il est désolé de vous avoir manqué. Il ne désire pas parler de ce qu'il fait mais c'est plus intéressant qu'avant et il a aussi du temps pour peindre.
Croyez cher monsieur à mes sentiments dévoués. J.Berge.
J'ai vu aussi "César" (camarade de l'Académie) qui sort d'une pleurite et a 40 jours de convalescence.
De J.Juilliard à J. de Botton, à Sanary, Var, Synaya. (brouillon de lettre conservé)
Cher M
Depuis 4 mois je demande votre adresse à tous les échos sans le moindre résultat satisfaisant.
En novembre je vous ai écrit à Marseille à l'adresse que vous m'aviez indiquée sur votre carte. Rien. En janvier, 2 lettres à la même adresse. Rien.
.................................................
J'ai demandé chez Artis, j'ai écrit à monsieur Berge qui m'a donné avec quelque mystère l'adresse à laquelle je vous écris aujourd'hui (madame LeTellier m'avait déjâ donné cette adresse en janvier mais elle m'avait paru énigmatique et insuffisante...
Je n'ai d'autre but aujourd'hui que de rétablir la liaison................. ..
Je compte passer ici le printemps (à Tessé la Madeleine) et je serai heureux d'avoir des nouvelles de votre santé, de votre vie, de vos travaux et de vos espérances.
Croyez à nouveau à mon bien sincère attachement.
De J. de Botton. Sanary, 26 mars 40
Cher monsieur Juilliard
Je vous ai manqué de bien peu à Paris où ai passé dix jours bien mélancoliques dans la poussière du passé, mettant de l'ordre pour un retour si lointain qu'il semble improbable.
J'aurais été heureux de vous revoir, retrouver une atmosphère de nos bonnes causeries d'autrefois, au risque même de nous attrister sur nos espoirs déçus, et m'excuser aussi d'avoir involontairement laissé sans écho vos lignes qui lorsqu'elles me parviennent - et non pas toutes le firent - me trouvèrent soit sur un nouveau déplacement soit en mer.
Je vous aurais dit que ma vie militaire plutôt mouvementée que monotone m'a fait couper tous les ponts derrière moi d'avec une vie de peintre ruinée pour si longtemps qu'elle en perdit toute saveur.
Mais je me réjouis aujourd'hui de venir vous retrouver, vous dont le souvenir rappelle des jours et des affections des moments où la vie valait d'être vécue.
................(confiance néanmoins dans l'issue de la guerre en raison de la détermination des Anglais)............
Je n'ai même pas voulu aller à l'Académie dont le nouveau propriétaire à mis le local à louer sans avis, mais je viens de donner congé ne me souciant d'augmenter mes charges et aggraver un avenir qui me donne le vertige.
Les évènements firent tout perdre à notre chère collaboratrice, Melle Franquelin. Aussi j'ai cette satisfaction d'avoir, je crois, trouvé ici une modeste situation pour elle. J'ai vu de ses récents travaux étonnamment en progrès.
Me doute que vous ne travaillez qu'à contre cœur. Des chefs généreux ont voulu me donner quelques loisirs pour ne pas laisser totalement se rouiller ma jolie aventure récente de Londres. Mais soit trop courts et trop disséminés, soit un cœur défaillant ont donné des résultats lamentables que j'ai dû interrompre.......................
Quelques camarades m'écrivent, pas toujours ceux que je prévoyais. Mais cela est doux, comme une famille que nous aurions fondée. Madame Le Tellier se débat dans sa famille particulièrement touchée dans ses forces vives
Vous m'avez convié à une lettre bien personnelle dont je m'excuse. Mais il m'a été très doux de me confier au compagnon respecté que vous avez toujours voulu être pour moi et auquel est-il nécessaire de dire mon fidèle attachement.
Jean de Botton
De J. Juilliard à J. de Botton. 10 avril 1940, Tessé la Madeleine
Cher monsieur
Inutile de vous dire combien j'ai été ravi de recevoir de vos nouvelles et leur caractère personnel dont vous excusez votre discrétion est après les évènements survenus ce qui m'avait le plus à cœur. Mais si votre foi en l'avenir est inébranlable et je la partage pleinement à moins que nous fassions un bien médiocre usage des dons qui nous sont départis et répartis, je m'élève contre le pessimisme personnel que vous manifestez.
Votre "jolie aventure" de Londres, dîtes vous ! Mais pourquoi serait-ce une aventure sans lendemain ? .............(encouragements et propos de réconfort) ............
Mes précédentes lettres vous ont appris le lieu de mon refuge, bien peu aimable, où froid, pluie et neige nous ont assaillis, cet hiver, et ont rendu notre existence assez pénible............
Je n'ai fait aucune peinture depuis le mois d'août dernier. Hier, par un maigre soleil, j'ai tenté un paysage, mais s'il est un pays peu pictural, c'est celui-ci . Tout est d'un vert humide, pas une culture, pas même un labour, des prairies coupées par de hautes haies formant écran tous les 20 mètres et sol d'ailleurs rigoureusement plat, c'est vainement qu'on cherche où accrocher un peu de couleur chaude
Je suis heureux de ce que vous me dîtes de Melle Franquelin, dites-lui bien que je ne l'oublie pas et que tout ce que j'apprendrai de satisfaisant qui la concerne me réjouira.
............
Croyez bien à mes sentiments les meilleurs. (brouillon de lettre conservé)
JEAN PUY- JOSEPH JUILLIARD
De J.Puy , Roanne,Loire,46 rue Pierre Depierre, 24 décembre 1939
Cher monsieur
Je m'excuse de venir vous donner de mes nouvelles. Mais je me suis enfin demandé ce que devenait l'Académie du boulevard de Clichy, si elle avait repris ses travaux, et si par suite vous continuiez avec une belle passion de peindre. Je n'ai, et c'est ma faute, aucune nouvelle de personne de l'Académie ; je n'ai pu écrire à Melle Franklin ayant perdu son adresse.
Suis-je indiscret, cher monsieur, mais j'aimerais savoir ce que vous devenez, si vous êtes à Paris et si vous avez su garder un esprit suffisamment optimiste en conservant et pratiquant affectueusement la Peinture. On trouve dans ces soucis de travail, pourtant d'une espèce qui semble bien vaine en ce moment, un grand réconfort car cela vous absorbe l'esprit et éloigne de ratiociner sans fin à des choses auxquelles nous ne pouvons rien.
C'est du moins pour ma part à quoi je m'efforce de mon côté. Je me suis confiné à Roanne, ma ville natale, où je vis bien entouré de parents qui me sont chers, où je vis sans frais aussi, et ma foi , le temps passe assez bien à peindre. Seulement je pense souvent à mes amis de Paris, et c'est pourquoi, cher monsieur, j'aimerai avoir de vos bonnes nouvelles et de celles des aimables camarades de l'atelier.
Bien cordialement à vous. J.Puy
(répondu le 30 décembre 1939)
De J. Puy. Roanne. Loire le 1er février 1940
Cher monsieur
J'ai eu grand plaisir d'avoir de vos nouvelles. A une époque aussi troublée et déconcertante on aime maintenir au moins moralement les liens spirituels de l'amitié à travers les contingences bouleversantes et des lieues de pays.
Cependant en pensant à vous je n'avais pas supposé que vos deux fils étaient mobilisés, ni surtout aussi près de la ligne de feu. Je conçois combien cet état a pu augmenter le chagrin que cet état de guerre nous donne et les inquiétudes directes qu'il faut un haut cœur pour dominer.
Cependant dans le pays où vous êtes logés je regrette que vous n'ayez pas essayé de vous remettre au travail. Ce n'est pas que la recherche d'Art se maintienne en ce moment sur un plan ayant quelque urgence ou nécessité immédiate (on ne sait jamais) mais parce que c'est vraiment un moyen, une espèce de système Coué, de se tenir au-dessus des évènements, et surtout de l'empire néfaste qu'ils exercent sur notre esprit, donc sur notre santé. Vous vous enfermez dans une espèce de tour d'ivoire et ce n'est pas de l'égoïsme, c'est de l'hygiène, cela ne gêne en rien ni le pays ni les combattants.
Quelquefois vous êtes gêné par l'exiguïté de votre chambre, atelier, et alors il ne s'agit plus de peindre sur nature. Mais pourquoi n'essayez-vous pas de peindre de "chic", évoquer quelque souvenir à vous plaisant et tâcher d'en donner une représentation en quelque sorte lyrique. Ou prendre un livre aimé (pour moi je pense aux Fleurs du mal) et en marge, ou sur des feuilles détachées, essayer d'en faire une image ou une transposition, tout en décorant le livre. Vous vous souvenez combien parfois sur nature je vous faisais un grief de n'être pas assez près du sentiment immédiat de la nature, d'un dessin portrait du modèle, qui me semblait possible et plus touchant. Mais je sais aussi, d'abord, que tous les peintres n'ont pas les mêmes besoins, 2° qu'on peut ne prendre la nature que comme un point de départ et un renseignement pour une évasion supérieure. Et que devant les progrès de la photographie, si supérieure sur un certain plan aux possibilités du peintre, il est peut-être plus urgent aujourd'hui de s'élancer dans le lyrisme artistique. Et justement ce goût de la couleur et ce sentiment de l'arabesque que vous montriez en étaient l'indice dans votre temps assuré (?).
C'est donc pour vous raconter que l'on peut constater dans l'Art deux logiques qui toutes deux ont eu des résultats, Primo : les peintres au commencement des âges et les sculpteurs évoquent la nature d'un effort cérébral de reconstitution, mais n'ont pas l'idée de la recopier. On peut dire que tout l'art grec au début et avant le Parthénon, toute la Renaissance primitive aussi bien en Italie, en Flandre et en France travaillent de "chic" ou seulement d'après de vagues croquis et tracent néanmoins des tableaux parfaits dans leur genre. Le premier instinct d'un enfant qui essaye de dessiner est de travailler sur les fonds que sa mémoire lui offre, et le dessin d'après nature, si hostile à l'entendement de la plupart, on n'y vient que très tardivement et par enseignement.
Je prétends que nous avons en nous une mémoire des formes d'une richesse étourdissante (car nous reconnaissons à première vue à 100 mètres la silhouette d'un passant entrevu quelquefois seulement). Il s'agit, cette mémoire, de la sortir du tréfonds de notre inconscient et de l'écrire. Depuis 50 ans l'école a failli tout à fait à cette nécessaire et primordiale mémoire pour nous jeter dans l'étude directe, si tyrannique dans sa réalité immédiate que nous n'en pouvons plus sortir. C'est ce qui nous a amené cette époque d'art sordide, Bonnat, Bouguereau, Cormon etc... obnubilés par une vue plate et molle de la nature et non vraie. Je prétends donc que cette mémoire, par l'effort, nous pouvons la cultiver et l'utiliser. Et que vous preniez les Primitifs ou Rembrandt, ou Goya, ou Greco, tous ces tableaux lyriques sont faits beaucoup plus d’évocation de mémoire que d'après nature (en marge : la Maja habillée de Goya me parait peinte de chic, la Maja nue, plus immédiate et sans arabesque me parait gênée par une observation directe.) Et Titien et Breughel, le principal de leur tableau vient de la mémoire, non de la copie. Matisse me faisait voir, il y a 40 ans, les grossières erreurs de dessin (au point de vue Réalité) de Michel-Ange où tout est gonflement lyrique (et satisfaisant).
Tout ce chapitre ci-dessus, cette thèse un peu barbante pour vous amener à peindre ou à dessiner de mémoire ou de fantaisie, afin de vous remettre en train. Les débuts vous seront peut-être déconcertants, mais il faut persévérer. D'ailleurs vous-même ne m'avez-vous pas dit que vous répariez hors nature les erreurs de couleur que vous aviez faites sur nature. C'est instinct, mais c'est la vraie voie ; ne pas étouffer l'instinct, lui laisser le premier plan. La Raison ne vient qu'après, et c'est souvent une putain embêtante et collante.
Alors, cher monsieur, je suis le professeur, je suis le grand docteur pédant qui vient vous donner une consultation ; en avant, partout, mettez-vous au travail, même dans une cellule sans meuble de 2 mètres de côté vous pouvez œuvrer en attendant que le temps passe. Et vous aurez là un vrai contentement à votre passion de la Peinture. J'ai souvent pensé en vous voyant travailler avec fougue à l'académie que de nous deux, j'étais le plus vieux, embarrassé d'un tas de dogmes, fatras en partie inutile, encombré de règles et de nécessités inexistantes.
La victoire de votre tableau au Salon en est une preuve , de la jeunesse de votre inspiration, et le choix d'Escholier, bien que je considère qu'il prononce en général "ex cathedra", du haut d'une puissance de fonctionnaire écrasante, des jugements parfois prétentieux (car enfin il n'est pas le Deus ex machina, et il n'a jamais rien fait de bien artistique) a été très juste en votre cas, et une espèce de réprobation à tant de vieux peintres trop savants englués dans leurs faibles routines, ficelés dans les chaînes qu'ils se sont faites et qui les mènent à la banalité d'un art eunuque.
Je vous envoie cette lettre dans une revue faite par Braun, de Mulhouse, imprimeur éditeur, et à laquelle j'ai le plaisir d'avoir contribué, je prétends même pour le principal : un article sur mes souvenirs de jeunesse avec Matisse, les tâtonnements et audaces qu'il suivait pour se dégager de l'académisme atrophiant. Et l'enthousiasme que nous éprouvions tous, vers 1905, pour ses tentatives même absurdes.
J'avoue que je trouve aujourd'hui qu'il est tombé dans une fausse voie et un manque de sens commun. Son art amusant n'est jamais touchant ; c'est un artiste qui jongle avec les mots au lieu de leur faire exprimer le principal, le principal qui seul est humain et reconnu avec joie par les hommes, même s'il est un peu épuré de mensonge lyrique. Mais pas trop ! Avec Matisse on ne voit plus que le mensonge.
Vraiment l'image que je donne de Matisse poisson rouge est bien conforme aux résultats de son art. Et malgré tout Matisse, c'est quelqu'un, même si ce n'est qu'une bouée marquant l'accore d'un chenal à travers la vase
Excusez-moi, cher monsieur, et recevez mes meilleurs souvenirs et ENCOURAGEMENTS.
Bien cordialement. J. Puy
J'ai eu hier une longue lettre amicale de Melle Franquelin à laquelle j'avais fait suivre aussi cet article sur Matisse dont je suis si glorieux.
De Joseph Juilliard à Jean Puy. 12 mars 1940 (brouillon retrouvé)
Cher monsieur
Je viens de quitter Paris pour regagner ce que je puis appeler mon cantonnement, car le confort y est bien sommaire et l'existence par trop subordonnée aux variations de la température. Il y fait beau en ce moment, peut-être le printemps n'est-il pas encore bien assuré.
Je suis allé samedi voir le Salon des Indépendants, assez modeste. Mais j'y ai eu l'heureuse surprise d'y trouver- et cela a été une compensation- deux fort jolies toiles de vous, des baigneuses et une dame dans son intérieur. Les deux m'ont ravi. La première notamment donne une sensation de fraîcheur, de jeunesse heureuse à laquelle figures et paysage concourent à l'envi. C'est une très jolie chose. En rentrant chez moi j'ai recherché dans les derniers n° du Temps la critique du Salon qui m'avait échappée et j'ai eu le plaisir d'y retrouver une appréciation concordant pleinement avec mon propre sentiment. Je l'épingle à cette lettre.
J'ai lu vos souvenirs sur Matisse, Matisse poisson rouge, comme vous dîtes d'une façon amusante et si vraie, sensoriel mais sans âme, le Matisse d'aujourd'hui, le seul que je connaisse. Des étoffes et du papier mariant leurs tons de la façon la plus exquise, le plus souvent sur la chanterelle, mais c'est comme un repas où il n’y aurait que du dessert.
La peinture, et c'est bien je crois votre sentiment, peut et doit donner davantage. Il n'empêche que de lui comme des impressionnistes il restera sans doute ce goût et cette allégresse de la couleur qui, assortis à une humanité plus profonde, peuvent concourir à l'éclosion d'œuvres ayant en nous plus d'écho.
Votre étude, terminée avec quelque désinvolture, m'a beaucoup plu. Peut-être, mon habitude de chercher dans mes lectures des préceptes de conduite, aurais-je eu plaisir à vous voir, à propos de Matisse, parler davantage de vous (c'est une faiblesse que je vous aurais pardonnée). Votre modestie vous en a empêché et nous y perdons.
Maintenant, puisque vous avez bien voulu, et je vous en remercie, me parler de moi-même et m'encourager si amicalement, je suis amené à vous faire ma confession.
Que je vous dise d'abord que je partage pleinement votre sentiment sur les idées qu'exprime votre lettre. Le peintre doit, à l'aide d'éléments assurément empruntés à la nature, fournis par l'observation ou par la mémoire, ordonnés et parfois magnifiés par son imagination, faire jaillir de son esprit, créer, une œuvre nouvelle. Ce n'est pas de l'art que de de s'asservir passivement à la copie matérielle de l'objet. Mais c'est là que pour moi se présentent les difficultés.
Pour une création de cette sorte, qui est vraiment la peinture, il faut 1° savoir déjà beaucoup, 2° un esprit d'observation visuelle, 3° de la mémoire également visuelle, 4° de l'imagination, 5°une connaissance du dessin que je n'ai pas. J'ai fait des esquisses, elles étaient pauvres comme esprit, médiocres comme réalisation
J'en suis réduit en fait à emprunter à une figure ou à un paysage déterminé ce que je puis en prendre comme lignes essentielles, base de mon dessin et je donne satisfaction à mon goût de la forme et de la peinture 1° en infléchissant mon sujet (figure ou paysage) selon certaines lignes qui me paraissent plus harmonieuses ou plus expressives, 2° en le parant d'une sorte de fard aussi heureux que possible .
Ce n'est pas brillant comme pratique picturale, et cela ne peut conduire à grand-chose. Mais comment faire ? J'ai commencé à faire de la peinture après 60 ans, après toute une vie consacrée à d'autres spéculations strictement intellectuelles, sans préparation préalable, desservi par un esprit d'observation matérielle et une mémoire visuelle déficients. Toute mon existence à été orientée sur la recherche et la discussion des idées mais ce qui est d'ordre plastique n'a jamais retenu mon attention. J'ai toujours vu assez clairement les idées d'un homme, ses mouvements de physionomie reflets de sa pensée ne m'ont pas échappé, mais je ne l'ai jamais vu matériellement, physiquement. Quelques heures après un entretien long, poussé, je ne l'aurais pas reconnu dans la rue parce que la pensée avait seule travaillé et que je ne l'avais jamais vu objectivement. Vous me dîtes que notre mémoire visuelle nous permet de " reconnaître à 1° vue à 100 mètres la silhouette d'un passant entrevu quelquefois seulement". Moi pas ! Je ne reconnais même pas des figures qui devraient m'être familières.
De l'imagination ? Oui, un peu, mais surtout dans le domaine intellectuel, très peu dans le domaine plastique.
J'ai lu beaucoup. Même résultat : spéculation intellectuelle. Rien dans le domaine plastique.
Je rêve assurément de l'envolée lyrique à laquelle vous me conviez. Je l'admire chez autrui, mais hélas, je reste rivé plus ou moins à cette copie "sordide" que vous flagellez. Vous rappelez vous l'Albatros de Baudelaire
À peine les ont-ils déposés sur les planches
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Et voilà ma misère : une espèce de compromis entre une réalité plate et lourde et quelques efforts d'affranchissement. Sauvez-moi si vous le pouvez. Vous voyez que vous n'avez pas à vous excuser des conseils que vous avez bien voulu me donner. J'en appelle d'autres, adaptés à ma faiblesse.
Je vous ai écrit bien longuement. L'écriture, ce que vous appelez les ratiocinations, ça me va ! Que n'en est-il de même de ce que je sens être la vraie peinture.
Croyez, je vous prie, à mes sentiments les meilleurs.
J. Juilliard
De Jean Puy. Roanne le 7 avril 1940. 46 rue Pierre Depierre
Cher monsieur et ami, j'ai mis bien longtemps à répondre à votre longue et intéressante lettre. Mais depuis 2 mois j'ai été par monts et par vaux, c'est à dire un peu en l'air. La direction des Beaux-Arts m'ayant promis un grand panneau mural à faire, je suis allé d'abord 10 jours à Paris, puis quelque temps après, 10 jours à Lyon à la recherche du palais où je pourrai choisir mon mur à décorer. Ensuite un amateur à Paris voulait m'acheter un tableau. J'ai dû retourner à Paris où d'ailleurs l'affaire ne s'est pas faite. Tout cela m'a retenu de vous répondre de suite.
Je vous remercie de la coupure du Temps à propos de mes tableaux des Indépendants. Je les ai revus aux Indépendants. Ils ne faisaient pas trop mal. Mais quel écœurement qu'un salon. Tous les efforts se neutralisent les uns les autres ; on se dit que de travail, que d'intelligence pour un bien maigre résultat ; et que l'art est vain comme plaisir quand amoncelé en tas ; c'est l'écœurement de la pâtisserie où l'on a trop mangé de gâteaux. Et puis l'effort moderne, si intéressant par ses besoins nouveaux, sa vitalité, est trop dépourvu d'une puissante base de force. Comme on a rejeté toutes les traditions pour s'évader voilà qu'elles manquent ou qu'il n'en reste que des fragments insuffisants.
En général, tout le monde manque de facilité pour traduire bêtement la réalité immédiate, que ce soit pour dessiner une main, ou une tête, ou un objet ; ce n'est pas que la réalité soit tout, mais elle est bien nécessaire comme base à notre lyrisme, et même en acceptant d'avance que nous devions, dans nos tableaux, lui donner une large entorse. Mais depuis 30 ans on a tellement choyé l'instinct pur et sa jeunesse, et ses moyens immédiats que l'on a détourné le peintre de l'étude ingrate de la réalité.
On veut s'envoler tout de suite sur les ailes de la fantaisie. Et, par suite on ne voit plus depuis longtemps aucun portrait profond et émouvant comme les siècles passés nous en ont donnés, portraits où la pénétration psychologique atteignait à la puissance d'une tragédie. En un mot on a cessé d'étudier le dessin d'une façon très précise et serrée. Qui m'a donc dit un jour à l'académie, où je parlais de dessiner comme les anciens, que le résultat piteux obtenu ainsi par l'école des Beaux-Arts et les salons officiels avant 1900, Bouguereau, Bonnat, Jean Paul, avait dégoûté et détourné l'élève de cette voie comme d'une voie sans issue voire néfaste ? C'est vrai que c'est cela qui nous a jeté dans l'excès contraire, mais peut-être faudra-t-il revenir à ce dessin là comme moyen d'étude, et ensuite profiter des apports nouveaux. Je n'aime pas beaucoup Courbet, mais quelle puissance par le dessin réel. Les femmes qui pleurent dans l'enterrement à Ornans, tableau dont l'ordonnance me déplaît, où l'intérêt est porté sur les prêtres et clercs en robes rouges, mais il y a les femmes qui pleurent que l'on ne voit pas à cause de cela, et qui sont pathétiques et belles. Tout cela avec une couleur bien terre à terre et réelle, mais cela reste un grand tableau ; de même les baigneuses de Montpellier, car le principal y domine le secondaire et tout vient à son rang pour l'esprit de celui qui regarde. Ainsi sont mes réflexions à propos des salons de ces dernières années, pourris de bonnes intentions, mais faibles de dogmatisme et de traduction. A 20 ans j'essayais de manœuvrer des haltères de 20 kilos alors que j'aurais dû logiquement me former par des haltères de 2 kilos. C'est l'image de nos efforts modernes.
Mais pour en revenir à nous je crois que je m'étais imparfaitement expliqué dans ma dernière lettre : je crois que l'on pourrait par l'exercice augmenter beaucoup la mémoire visuelle, en commençant jeune l'observation dans la rue et en essayant de s'en rappeler une partie. Mais ne croyez pas, quoique je l'essaie de temps en temps, que j'aie une mémoire des formes aussi précise et satisfaisante que je le rêve. D'abord je suis loin d'observer toujours (je rôde en rêvassant d'une façon imprécise) et quand je veux me rappeler les traits par exemple de mes nièces, toujours ici sous mes yeux, j'obtiens un schéma complètement inexistant. Je me rappelle seulement qu'il y en a une qui est mince et l'autre forte, je vois leur expression, mais sur le papier à dessin, je ne trouve plus rien, ou bien c'est un jour, spontanément, et sans que la volonté y soit pour rien que je retrouve quelqu'un de leurs traits. Parfois dans le métro où l'on s'ennuie j'observe quelque type qui me frappe, et au repos j'en fais un schéma qui n'est pas totalement cela, mais garde une apparence de ce qui m'a frappé : c'est tout et c'est loin d'une mémoire concrète qui pourrait se rappeler assez (d'éléments) pour faire un portrait. On raconte que quelqu'un voulant avoir le portrait du père Arnaud lui présente comme voulant faire une retraite à Port-Royal Philippe de Champaigne, incognito. Celui-ci ayant observé pendant quelques audiences le père Arnaud en fit le portrait connu, mais qu'y a-t-il de légendaire là-dedans ?
Les statues grecques primitives, bien plus instinctives et moins conscientes que celles du Parthénon donnent d'une humanité nue un aspect plus pur et plus vrai. Il n'y a plus de science, ni de muscles, mais une joyeuse et jeune image de silhouette nue. cela semble venu d'un souvenir bien plus que de l'étude consciente ou de l'observation locale .C'est aussi à cause de cela moins saisissant d'abord mais d'une beauté aussi grande.
Après cela que vous dire qui vous serve? Vous qui n'avez plus le temps d'apprendre et de vous réformer comme moi-même d'ailleurs ! Hé bien ! laissez-vous aller à votre désir que vous avez montré mainte fois bien vaillant, ne vous contraignez pas à faire autre chose que ce que vous aimez. Faites des croquis rapides comme moyen d'étude du dessin pur vous. N'hésitez pas à corriger vos études sans la nature et selon les besoins de votre esprit, qui sont ceux de votre sensation. Il est probable que vous abimerez quelquefois vos tableaux. Aussi si vous avez une étude qui vous satisfasse assez par elle-même en quelques points, celle-là, ne la retripotez pas, laissez-la vivre avec ses qualités et ses manques.
Sur les études très imparfaites que vous tripoterez vous prendrez conscience de vos moyens et de votre palette, et si vous n'aboutissez pas, cela ne sera tout de même pas du temps perdu. D'ailleurs on ne réussit jamais qu'une faible partie de ses tableaux parce que l'esprit n'est pas toujours égal à lui-même, que l'on peut avoir mal commencé et qu'il y a des hasards heureux de touche ou de couleur qui vous mettent sur la bonne voie du premier coup.
Excusez-moi tout ce dogmatisme, parce que croyez bien que je barbote autant et plus que vous, et qu'il me manque toutes sortes de facilités naturelles pour dessiner que je n'ai jamais eues de sorte que j'aborde chaque fois la nature avec la même maladresse et sentiment d'impuissance. Mes seules qualités sont la sensibilité, ma bonne volonté et une sorte d'entêtement. Je me rends compte à 64 ans que ça n'est pas suffisant pour faire un maître.
Matisse ne m'a jamais montré une étude d'après nature, dessin ou autre, qui soit une reproduction exacte de la réalité comme doit être une étude d'élève et je crois que cela manque beaucoup à son art. Ses figures grimacent toujours en quelque sorte par l'expression ou par la forme. Les portraits qu'il a tentés sont ridicules et vains comme portraits. Il n'a jamais jadis voulu se soumettre à une étude bien exacte. C'est pourquoi ses brillantes qualités sont exténuées par cette difficulté de dessiner vrai qui aurait pu le classer dans l'Art éternel. Je sais bien qu'il peut se foutre de cette pérennité, ce serait une grande suffisance de s'en soucier. Mais il y a des qualités foncières qui subsistent à la base de tous les arts, et auxquelles il faut tendre si l'on veut faire un art universel.
Il est vrai qu'il y a l'art Japonais, pimpant, joyeux, coloré, vivant par son outrance. Mais il ne m'amuse pas longtemps et je trouve dans quelques tableaux chinois, portraits ou paysages, une bien plus noble pensée. Dans les Arts le goût de chacun varie, et l'on choisit ce que l'on aime. Il y a malheureusement des tas de peintres qui n'aiment vraiment rien et qui peignent sans trop savoir pourquoi. C'est la plaie de l'époque que tant de gens fassent sans ? un métier de peindre où l'on ne devrait être appelé que par une vocation aussi pure et impérieuse que pour être curé.
J'espère, cher monsieur et ami, que je ne vous aurai pas trop assommé avec mon prêche. Surtout ne le lisez pas avec trop de foi, car j'y ai mis de tout au courant de mes pensées. Et il peut y avoir de l'excès et de la contradiction dans ce que je vous raconte. En définitive peignez en vous amusant, selon votre envie et soyez sûr que vous aurez de temps en temps une réussite qui vous consolera de pas mal d'efforts gâchés.
Bien cordialement à vous. J. Puy
J'espère que vous êtes en bonne santé et que le moral se maintient ferme à travers les incertitudes cruelles et les sombres prévisions. Une occupation journalière et impérieuse en soi comme la peinture vous écarte du pessimisme envahissant.
ANNEXE IV
CORRESPONDANCES DIVERSES
De mademoiselle Franquelin. (sans doute début de l'été 1939 )
Cher monsieur
Je vous imagine sous un beau ciel bleu, au milieu d'un paysage pictural qui contente à la fois l'ordonnance médicale et les aspirations du peintre.........................
.................Sans doute avez-vous déjà travaillé, ce n'est pas vous jamais qui seriez la victime du farniente ou du découragement. Comme dit Mr. de Botton, quelle belle leçon pour nous tous !
L'Académie, privée de votre présence -et cela se fait sentir, il nous manque vraiment quelque chose de très essentiel quand vous n'êtes pas là groupe encore quelques fidèles, ou nouveaux venus ou plutôt nouvelles. Et nous faisons des natures-mortes : la mandoline à toutes les sauces sans être un hommage à Picasso !... La mandoline qui est passée du rôle de figurante à celle de prima donna ; et c'est bien difficile à dessiner, une mandoline ! Nous projetons pour la semaine prochaine, madame Doré, Colette et moi quelques parties de paysage sur les bords de la Seine pour changer un peu et nous faire prendre de l'air, et puis il est nécessaire de travailler un peu dehors, je crois, et de quitter - si favorable soit elle - l'atmosphère de l'Académie.
Monsieur Camoin nous a quitté, peu de temps après vous, pour rejoindre St Tropez, je crois; nous sommes donc sans professeur, ce qui est triste pour moi puisque la malchance veut qu'il y a des élèves qui réclament une correction que je suis obligée, moi, chétive, de leur donner. Inutile de vous dire que cela me coûte énormément, c'est même un vrai supplice et je me demande vraiment ce que je pourrais bien leur apprendre ; je crois bien ne jamais m'y accoutumer. Je fais de mon mieux, mais je vous assure que ce n'est pas grand-chose. Heureusement qu'il se trouve de temps en temps des professeurs bénévoles dont j'admire la superbe sans l'approuver d'ailleurs !
............. Voulez-vous, cher monsieur, me rappeler au bon souvenir de madame Juilliard qui, je l'espère, est en bonne santé ainsi que vous-même et recevez, je vous prie, mes pensées respectueusement amicales.
Geneviève Franquelin
De Joseph Juilliard à Melle Franquelin.
31 juillet 1939. (brouillon)
(J. Juilliard est alors en villégiature à La Louvesc en Ardèche).
Je vous remercie de votre lettre qui m'a fait le plus vif plaisir. Mais, hélas ! Vous vous êtes méprise sur les joies picturales que peut me donner ce pays. Nous sommes sur un contrefort des Cévennes à 1100m. Le village couronne le faîte de la montagne et forme une sorte de balcon dominant des ondulations indéfinies qui s'allongent sur les deux rives du Rhône se superposant jusqu’aux Alpes. On voit par temps clair l'immense Mont-Blanc et les principaux sommets des Alpes. Mais on est dans les Cévennes, c. à d. dans un pays stérile, très accidenté, sans style, sans villages, sans fermes, sans beaucoup d'habitants, de telle sorte que cet horizon infini indéterminé n'est animé par aucune maison, par aucune culture pittoresque, par aucune couleur. C'est au premier plan des croupes informes qui s'imbriquent et se chevauchent couvertes de sapins puis de bruyères et tout un lointain bleuâtre se confondant avec le ciel. Le village, lieu de pèlerinage, est très propre, tout y parait passé à la chaux de la veille. Impossible pour un peintre d'y trouver le moindre sujet. En revanche, climat frais, air très vif, grand horizon de promenades charmantes sous bois ou dans les bruyères et bon hôtel sauf deux jours où le temps a été mauvais. Il y a quelques jours le thermomètre marquait un degré, un seul et tout petit au-dessus de zéro.
Vous voyez que ma récolte sera maigre. Pas de fées dans la bruyère, pas de nymphes dans les bois, impossible de faire même une académie.
L'Académie, j'y pense bien souvent. Elle a pris dans mon existence une place considérable tant par le temps que j'y passe que par l'intérêt qu'elle a éveillé chez moi pour la peinture et ses conceptions diverses. Je ne puis ne pas penser également aux sympathies qu'elle a fait naître chez moi et dont votre lettre me renvoie l'écho auquel je suis très sensible.
Mr de Botton ne va pas tarder à traverser Paris, en route vraisemblablement pour le midi. Il m'a paru résulter d'une conversation que j'ai eue avec son frère rencontré quelques jours avant mon départ, et si je l'ai bien compris, qu'il serait déterminé à faire sa carrière à Londres. C'est tant pis pour nous. Encore devons-nous féliciter d'avoir reçu de lui des conseils qui nous sont précieux. Je n'ai pas de nouvelles de madame Le Tellier depuis le milieu de mai. Elle a dû aller de Vence à Brest et de là dans le Lot. Camoin a été bien inspiré en allant dès le début du mois dans le Midi, où le temps doit, malgré tout, avoir été meilleur que dans le reste de la France. Son exemple semble à suivre cette année. Et je vous y engagerais fort si cela dépendait de moi.
Néanmoins je ne désespère pas de recevoir prochainement de vous une lettre datée de quelque petite localité méridionale sentant l'ail et la lavande (l'ail est pour la localité, la lavande pour votre lettre) qui me rappellera mon séjour de l'an dernier - partiellement assez malheureux d'ailleurs- en Vaucluse.
(1) Une toile inachevée consacrée à la vue depuis son hôtel semble traduire assez bien cette désillusion ! J. Juilliard ne fit ici que deux autres petits paysages.
De Melle Franquelin Le 21 août 1939. (Extraits)
Cher monsieur
Je vous remercie de votre lettre que j'ai bien reçue et qui me donnait de vos bonnes nouvelles. Il faut décidément se défier de l'imagination car je constate que le paysage que vous avez sous les yeux ne correspond en rien à celui que j'avais imaginé. La description que vous en faites, vous êtes peintre aussi quand vous écrivez, gagne en grandeur et en immensité ce qu'elle perd en pittoresque mais j'y lis bien aussi la déception du peintre devant cette pauvreté de motifs. Devant ces vastes horizons, plus propres semble-t-il à la méditation qu'à la peinture, et dont aucun élément ne parait pouvoir faire naître l'émotion picturale, en êtes-vous réduit, cher monsieur aux trois pommes sur une assiette qui remplacent pour nous autres, gens du 20ème siècle, les classiques vierges du bon vieux temps? J'espère néanmoins que vous faites un agréable séjour devant ces majestueux et vastes horizons.........
De Melle Franquelin. De Pont-Aven. Hôtel de la poste, (reçue 3 nov. 1939).
(extraits)..................Nous sommes loin de l'Académie Montmartre et de ses matinées paisibles et studieuses. Ces heures autrefois si réelles sont devenues si lointaines, si inaccessibles qu'on doute un peu les avoir vécues et le passé si proche est entré dans la brume des choses révolues .........
La nouvelle de l'acquisition de votre toile m'a fait quand même grand plaisir pour vous et je souhaite qu'elle vous encourage dans la voie de la peinture et vous permette d'y trouver un dérivatif à vos grands soucis.
M. de Botton est mobilisé à Marseille.... Carmen Schlechting me prie de la rappeler à votre bon souvenir...... Henri Therme n'est pas mobilisé....... De nos autres camarades je n'ai pas de nouvelles. La tourmente a dispersé tout le monde.
De Melle Franquelin. (reçue le 3 décembre 1939)
(extraits d'une lettre consacrée aux malheurs de la guerre)
Cher monsieur
Une lettre de monsieur de Botton me dit que vous avez la gentillesse de vous enquérir de moi dont vous n'avez pas de nouvelles...J'aurais été si heureuse de vous féliciter en des temps paisibles, sur votre succès au Salon qui m'a fait un réel plaisir, vous le savez, j'espère. Mais je souhaite que ce succès vous encourage à travailler quand même et à trouver dans la peinture une trêve à tous les soucis de l'heure......
Comme les jours laborieux et paisibles de l'Académie sont loin.... J'ai des nouvelles de quelques camarades : madame Doré est toujours à Paris. César est soldat à Cherbourg, je crois. Therme n'est pas mobilisé pour raison de santé et est toujours à Paris. Carmen Schlechting et son mari sont à Pont-Aven. Je suis avec eux et ils me prient de les rappeler à votre bon souvenir.
De J. Juilliard à madame S. Le Tellier , 24 septembre 1939
( en réponse à une lettre du 4 septembre où elle lui disait partager ses angoisses pour le sort de ses deux fils mobilisés. Brouillon)
Chère Madame
..............................................J'ai reçu au début d'août une lettre de Melle Franquelin me disant que J. De Botton avait traversé Paris pour aller dans le midi. Je n'ai aucune nouvelle directe de ce dernier depuis le mois de mai. Où est-il ? Pour vous distraire un instant, je vous dirai que mon tableau du Salon "le canapé rouge" à été acquis par la ville de Paris. C'est un succès auquel je ne m'attendais pas. En d'autre temps il m'eût fait plaisir. Mais aujourd'hui....
De madame Le Tellier. Reçue le 30 novembre 1939
(Excuses pour cette réponse tardive, récit de nombreux voyages)
..............j'ai fait quelques toiles toutes inachevées, n'ayant jamais le temps de reprendre le travail ............
Je voulais tellement vous féliciter de vos succès au Salon et ne me souviens guère si c'est dans la lettre en panne, ce que je crains, ou la précédente, où je vous disais combien j'étais heureuse de l'achat de votre "nu" par la ville. Je ne sais plus rien situer dans le temps ! Quel succès ! Bravo. Voilà de quoi vous réconforter pour longtemps et je m'étonne que vos pinceaux soient au repos.........
De J. Juilliard à madame Le Tellier. Le 13 mars 1940 (brouillon)
Chère madame
Je viens de passer un mois et demi à Paris où un certain confort permanent m'a un peu reposé de la contraction physique de ce dur hiver.............
Après six mois de chômage j'ai fait une vingtaine de séances de peinture à l'Académie Gadin qui a quelques élèves sans correcteur. J'étais allé auparavant retirer de ma case bd de Clichy divers objets que j'y avais laissés en juin dernier et vous ne sauriez croire qu'elle impression de tristesse m'a donnée la vue de ce bel atelier aujourd'hui vide -si ce n'est de souvenirs-et où nous avons passé de si douces heures.
Aucune nouvelle de J. de Botton. Je lui ai écrit deux longues lettres en novembre et en janvier envoyées à Marseille à l'adresse qu'il m'avait lui-même donnée… J'écrirai une 4ème lettre, j'écrirai une 5ème lettre…. Etes-vous plus heureuse à cet égard ? En ce cas je vous serais obligé de me donner son adresse exacte et précise la plus récente...........
.....J'ai rapporté de Paris une cargaison de toiles et de couleurs sans trop savoir si j'en tirerai parti et surtout bon parti. En tout cas, c'est encore prématuré. Avant de quitter Paris je suis allé voir le Salon des Indépendants qui venait d'ouvrir. Bien modeste comme nombre et, ce qui est plus fâcheux, comme qualité. Vu cependant deux toiles de Puy, une notamment, des baigneuses dans les rochers, qui sont d'une belle et harmonieuse clarté. Les autres salons ouvriraient, paraît-il, incessamment, mais je ne les verrai pas.
Je crois que Melle Franquelin est toujours à Pont-Aven. J'ai cru comprendre chez Artis qu'elle y avait des élèves.
Veuillez agréer, je vous prie, l'expression de mes fidèles et bien cordiaux sentiments.
De madame Le Tellier. Du Lot, le 11 avril 1940
.................Ce Paris - qui ne comprend pas la guerre - ou préfère ne pas s'en soucier pour le moment ne m'a laissé aucun regret.
Le séjour que vous y avez fait semble avoir apporté chez vous une diversion salutaire, et vous avez pu peindre !
Oui, pauvre Académie, la nôtre. Qu'en restera-t-il plus tard ? Comme m'écrit Jean de Botton "alors nous ne connaissions pas notre bonheur"
Je lui ai fait savoir vos regrets et son silence. Il m'écrit qu'il vous a répondu. Tant mieux...
J'ai fait deux toiles à Tours, rien de sensationnel. C'est un pays qui ne m'inspire guère... S. Le Tellier